Accord sur les dépassements d’honoraires, les patients « pigeonnés » ? »
Après plus de vingt heures de négociations, quatre syndicats de médecins ont finalement signé un pré-accord avec l’Asssurance maladie sur les dépassements d’honoraires – texte qu’ils doivent faire ratifier par leur base.
Ce texte de 25 pages est « extrêmement complexe », selon des parties prenantes de la négociation. Il prévoit :
un « contrat d’accès aux soins » ouvert aux praticiens de secteur 2, à honoraires libres : les médecins y adhérant s’engageraient à ne pas dépasser le double du tarif Sécu pour les patients aux revenus modestes ;
une procédure de sanctions pour les dépassements « excessifs », c’est-à-dire au-delà de deux fois et demi le tarif Sécu ;
la revalorisation des tarifs des médecins du secteur 1 (tarifs Sécu) à hauteur de 250 millions d’euros sur trois ans.
Pendant plusieurs jours, au siège de l’Assurance maladie à Paris s’est joué une « partie de poker menteur », selon le président du Collectif interassociatif sur la santé (le Ciss), représentant les usagers, Christian Saout.
Le gouvernement avait mis une grosse pression sur les syndicats de médecins, réunis autour de la table avec la Sécu ce lundi : « S’il n’y a pas d’accord, il y aura une loi », a prévenu François Hollande ce week-end au congrès de la Mutualité française.
Pour mieux comprendre ce qui se trame dans ces négociations, essentielles pour le quotidien des Français mais obscures, Rue89 a questionné le représentant des patients, grand absent de ces débats.
Rue89 : Revenons-en à l’origine du problème : pourquoi a-t-on inventé le secteur 2, que vous appelez l’introduction du « vice dans la vertu » ?
Christian Saout : Le secteur 2 a été créé en 1981 parce qu’on refusait de revaloriser la rémunération des médecins. La justification à l’époque était qu’il fallait mieux éviter la fuite des ces sommités médicales à l’étranger.
Depuis, on a dérivé jusqu’à atteindre 2,5 milliards d’euros par an de dépassements d’honoraires rien qu’en médecine de ville. Quand on rajoute l’optique et le dentaire, on arrive pratiquement à 6 milliards d’euros par an. Aucun gouvernement de droite ni de gauche n’a su éviter cela.
Christian Saout, président du CISS (Marc Paris)
Cette fois, Marisol Touraine a menacé de passer en force. Pourquoi ?
Ça fait plusieurs fois qu’on a demandé aux médecins de réguler leurs dépassements d’honoraires, et ils en sont incapables. Passer de 2,5 milliards d’euros à zéro, c’est compliqué, notamment pour ceux qui sont exposés à des coûts élevés de matériel (comme les dermatologues) ou de loyer (les Parisiens). Ce ne sont pas les mêmes contraintes, spécialité par spécialité et territoire par territoire.
Un spécialiste en psychiatrie a besoin d’un divan, un radiologue a besoin d’équipements. Ce serait bien de reconnaître enfin le vrai prix des choses. Or, depuis 1981, ce n’est pas ce qu’on a fait, on a dit : « On ne bougera pas le tarif de la consultation mais on laissera certains faire des dépassements d’honoraires. »
C’est une hypocrisie ?
C’est une énorme hypocrisie de dire que l’Assurance maladie ne peut pas rémunérer les consultations à leur juste prix et qu’on n’a pas d’autre choix que de laisser filer les dépassements d’honoraires.
On a revu la classification des actes techniques, mais jamais celle des actes médicaux. Ce qui veut dire qu’on ne veut pas résoudre l’ajustement de la consultation de base à sa vraie réalité.
Ne faudrait-il pas plutôt revaloriser le tarif du secteur 1 ?
Si, et on voit que dans cette négociation, on va finalement parler du secteur 1. Le directeur de l’Assurance maladie, Frédéric Van Roekeghem, vient d’obtenir 350 millions d’euros pour la médecine au tarif Sécu : il a décidé d’augmenter la consultation de sortie d’hôpital (qui sera payée deux fois) et la consultation des plus de 80 ans.
Pour financer cela, il prend 200 millions sur l’imagerie médicale. C’est-à-dire qu’on déshabille Pierre pour habiller Paul.
Les dépassements d’honoraires du secteur 2 vont-ils être réduits dans les faits ?
Oui, les plus élevés seront supprimés. Mais on va garder les dépassements moyens, et pire, on va les légitimer. Le directeur de l’Assurance maladie dit : « Pour moi, un dépassement d’honoraires, c’est 150%, c’est-à-dire trois fois le tarif de base. » Ce faisant, il légitime les dépassements d’honoraires moyens pour tous dès lors que l’on est au-dessus du seuil de l’aide à la complémentaire santé (ACS), soit 900 euros de revenus.
Les médecins ne vont plus prendre des gros dépassements d’honoraires sur les clients très fortunés mais vont « rerépartir » cette somme sur les autres patients. Donc on est en train de mettre en place la généralisation des dépassements d’honoraires à niveau moyen ou faible.
Rien ne prévoit la limitation globale des dépassements d’honoraires ?
Non, c’est ce qui est fou. Il n’y a pas de limitation du montant global, donc demain, on aura 2,5 milliards d’euros par an de dépassements d’honoraires, mais répartis différemment. C’est ça le bras de fer. On évoque un contrôle par l’Assurance maladie, mais depuis 1980, elle ne l’a jamais fait : pourquoi le ferait-elle demain ?
Et au passage, pour obtenir ça, vous et moi allons payer les cotisations sociales des médecins du secteur 2 comme l’a proposé l’Assurance maladie. Donc on se fait doublement avoir, si je puis dire.
La bonne nouvelle, c’est que les complémentaires ont mis 170 millions d’euros sur la table, argent qu’elles avaient car elles ont augmenté nos cotisations il y a un an. Cet argent, dont finalement elles n’avaient pas besoin, elles proposent de le réinjecter dans le secteur 1.
Vous voulez dire que c’est le privé qui va financer la Sécu ?
Oui, et par définition, le privé, ce n’est pas la solidarité nationale, c’est la solidarité catégorielle. Autrement dit, tous ceux qui ont des complémentaires vont payer pour la Sécurité sociale de base. On est en train de défaire tout le système de l’après 45.
Il n’y a aucune raison que demain, on ne fasse pas comme aux Pays-Bas, où les complémentaires sont devenues le régime de base.
Le comble, c’est que ce changement de nature de l’Assurance maladie, l’entrée du privé, ne se passent pas au Parlement mais par une négociation conventionnelle.
Si ça passait par la loi, il y aurait un contrôle de constitutionnalité, et là, je ne suis pas sûr que le Conseil constitutionnel soit d’accord pour que les mutuelles financent la Sécu. On l’a déjà fait pour la couverture maladie universelle, la CMU, qui est payée par ceux qui ont une complémentaire. Personne ne s’en est offusqué, mais c’est ce qui s’est passé. Ici, on va beaucoup plus loin.
C’est la privatisation de l’Assurance maladie de base, et par la gauche ! Elle qui n’avait à la bouche, pendant tout le précédent quinquennat, que la sauvegarde du système solidaire et universel d’après 45, l’héritage de Pierre Laroque, et bien là, elle s’assied dessus.
Comment est-ce possible, dans un pays où on a dit qu’on revaloriserait le Parlement, de prendre des décisions aussi importantes sans qu’il ait son mot à dire ? C’est invraisemblable !
Vous parlez d’une « partie de poker menteur », que voulez-vous dire ?
Jusqu’à demain [mardi] 5 heures du matin, tout le monde va mentir et chacun va gagner un peu, et les pigeons seront les patients. Les complémentaires ont déjà négocié leur truc, elles veulent les réseaux de soin et font un coup de force en disant : on rentre dans le financement du secteur de base et on obtiendra de proposer des garanties plus fortes pour nos adhérents qui vont se faire soigner dans nos centres de soins. Elles veulent de la discrimination positive pour leurs clients quand ils vont dans leurs réseaux. La négociation conventionnelle, c’est donc un billard à plusieurs bandes.
Vous pensez que demain, les dépassements d’honoraires ne vont pas baisser pour le patient moyen ?
Dans de telles conditions, je ne vois pas comment on pourrait éviter un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dans deux ans qui dirait qu’on arrive à 3 milliards d’euros de dépassements d’honoraires.
On supprime les gros dépassements, certes, mais on autorise tous les dépassements moyens. Et du coup, on fait sauter la notion de « tact et mesure », qui n’est plus proportionnelle aux revenus mais au fait d’être en dessous du seuil d’ »aide à la complémentaire santé « (ACS) : si vous gagnez mois de 900 euros, on ne vous appliquera pas de dépassement d’honoraires, ce qui veut dire qu’au-delà, vous en aurez. Auparavant, ce n’était pas lié à un seuil de revenu identifié. Demain, il y aura un seuil, un signal symbolique pour pratiquer les dépassements d’honoraires. C’est très pervers.
Cela légitime les dépassements d’honoraires pour tous ceux qui gagnent plus de 900 euros par mois. Et prépare le socle intellectuel du dépassement moyen à trois fois le tarif Sécu pour tous les patients.