78 ans après Nagasaki, le jour où le monde est entré dans une nouvelle ère

Il y a 78 ans, après Hiroshima le 6 août, la deuxième bombe atomique, larguée par les États-Unis, explosait le 9 août, tuant de nouveau des milliers de personnes. Le monde entrait dans une ère nucléaire dont il n’est pas sorti. La guerre en Ukraine montre le danger de l’existence de ce type d’armement. Rencontre avec Benoît Pelopidas, spécialiste de ces questions.

Mardi 8 août 2023

Pierre BarbanceyChristophe Deroubaix

Bridgeman Images

Au mois de juillet 1945, aux États-Unis, 75 000 personnes s’affairent dans d’énormes usines protégées. Jusque-là, le secret est bien gardé. On découvre qu’il s’agit de la fabrication de la bombe atomique dont le premier essai a eu lieu dans le désert du Nouveau-Mexique. Vingt jours seulement après cette première expérience, la bombe atomique était larguée sur Hiroshima le 6 août 1945, tuant entre 90 000 et 140 000 personnes. Le 9 août, Nagasaki était visé à son tour. Entre 60 000 et 80 000 personnes ont péri. Le président états-unien de l’époque, Harry S. Truman, ajouta plus tard que la décision de lancer la bombe atomique ne fut pas difficile à prendre et qu’elle ne lui avait pas coûté une nuit de sommeil. À part les États-Unis, aucune puissance n’a jamais utilisé cette arme. Mais, après le 9 août 1945, le monde entrait dans l’ère nucléaire. L’apocalypse devenait une menace permanente.

Professeur associé à Sciences-Po, chercheur affilié au Centre pour la sécurité internationale et la coopération (CISAC), Benoît Pelopidas est auteur de Repenser les choix nucléaires (Presses de Sciences Po, 2022). Pour l’Humanité, il revient sur la question alors que la géopolitique du monde et la guerre en Ukraine ont montré le danger toujours prégnant d’un conflit nucléaire.

Comment caractériser l’ère qui s’est ouverte avec les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ?

Les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ont causé la mort de 110 000 à 210 000 personnes. Suivront plus de 2 000 explosions nucléaires sous forme d’essais aux conséquences longtemps sous-estimées. Avec l’invention de missiles balistiques couplés à des explosifs thermonucléaires à la fin des années 1950, qui ont une capacité de destruction plus de mille fois supérieure aux bombes larguées sur le Japon, s’ouvre la période de la vulnérabilité nucléaire globale. Nous n’en sommes pas sortis. Je parle de vulnérabilité nucléaire globale parce qu’il n’existe pas de protection contre des frappes nucléaires délibérées ou accidentelles.

La dissuasion nucléaire, souvent caractérisée comme une promesse de protection, est en réalité un pari sur notre vulnérabilité et celle de l’ennemi. Il suppose que la menace de représailles nucléaires suffira à convaincre l’ennemi de ne pas frapper, mais s’il décide de frapper ou si un accident survient, aucune protection n’est possible.

11h02, 9 août 1945, Nagasaki, Japon...
                            © Bettmann / Corbis

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Face à ce discours trompeur de la protection, il est essentiel de rappeler quatre choses. D’abord, la pratique de la dissuasion nous laisse à la merci d’un ennemi qui ne s’y pliera pas, d’erreurs de perception et d’un accident technologique dans l’arsenal nucléaire national ou dans n’importe quel arsenal ciblant la France. Ensuite, les armes nucléaires situées sur notre sol sont des cibles prioritaires. L’arsenal nucléaire russe est dimensionné non seulement en vue de dissuader, mais aussi de limiter des dégâts susceptibles d’être causés sur son sol si la dissuasion devait échouer. En outre, la France serait affectée en cas de guerre nucléaire entre l’Inde et le Pakistan, par exemple. Enfin, nous avons évité des explosions nucléaires non désirées par chance, et pas seulement grâce à un succès parfait des pratiques de contrôle. Dans une série d’épisodes, c’est la défaillance de pratiques de contrôle ou des paramètres indépendants des pratiques de contrôle qui a évité la catastrophe.

La crise nucléaire à laquelle nous assistons depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine est-elle le signe d’une nouvelle ère encore plus dangereuse, que même le cercle fermé des détenteurs de l’arme nucléaire risque de ne plus maîtriser ?

La guerre en Ukraine est porteuse de trois enseignements en matière de politique nucléaire pour le moment. D’abord, elle montre qu’on présente à tort la dissuasion nucléaire comme une stratégie strictement défensive. Les menaces nucléaires du président russe nous rappellent que cela peut couvrir des actions agressives telles que la guerre en Ukraine ou les incursions pakistanaises en Inde, à Kargil, en 1999, ainsi que les attaques de 2001 et 2008, censées relever de la« dissuasion ».

Ensuite, la leçon que l’on va tirer de la guerre peut être décisive pour l’avenir de la prolifération. Il est donc essentiel de rejeter l’idée selon laquelle, si l’Ukraine avait conservé les armes nucléaires qui se sont retrouvées sur son sol au moment de l’effondrement du bloc soviétique, elle n’aurait pas été envahie. Outre le fait que bien peu de députés ukrainiens le souhaitaient à l’époque, ce n’était tout simplement pas possible. Les Ukrainiens ne disposaient pas des codes de lancement ni des infrastructures ou des capacités de production de matières fissiles nécessaires à l’entretien de l’arsenal. Même si l’on suppose qu’ils auraient pu conserver ces armes et les entretenir, ce qui semble excessivement optimiste, souvenons-nous que, dès mai 1992, les Ukrainiens n’avaient déjà plus d’armes nucléaires tactiques et que les Russes pouvaient saboter les armes restantes.

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Elles n’auraient donc pas été dissuasives pour la Russie. On peut même envisager que la Russie eût envahi l’Ukraine plus tôt pour récupérer les armes, dans un contexte où les cinq membres permanents du Conseil de sécurité affirmaient un intérêt pour la non-prolifération. Ces armes aux mains de l’Ukraine auraient constitué un cas de prolifération d’une ampleur sans précédent. Je ne parle pas du coût considérable de l’entretien de l’arsenal. Propager l’idée fausse que l’Ukraine aurait pu et dû garder des armes nucléaires et ainsi ne pas être envahie, c’est donc valoriser indûment les armes nucléaires et les rendre plus désirables qu’elles ne le sont. Nous sommes dans une période sans précédent de non-prolifération horizontale. Ne recréons pas de désir d’armes nucléaires. C’est d’autant plus important qu’elles ne sont pas intrinsèquement désirables : la plupart des États ne se sont jamais intéressés à ces systèmes d’armes et ont développé d’autres stratégies de sécurité.

Enfin, après quelques épisodes de peur nucléaire, on a trop hâtivement considéré que la menace n’était pas réelle et que le danger avait disparu. Or notre condition de vulnérabilité évoquée plus haut n’a pas changé et nous avons des précédents de dirigeants qui, se croyant défaits ou étant convaincus que leur régime était mort, ont choisi l’escalade.

Vous expliquez aussi dans votre livre qu’il faut restaurer un espace de choix et de responsabilité politique. De quelle manière ?

L’espace de choix est pour l’instant très limité du fait de trois problèmes fondamentaux de l’expertise nucléaire : son incapacité à donner un panorama complet des vulnérabilités nucléaires, qui clôt des possibles et légitime hâtivement des politiques passées ; l’irresponsabilité de l’expert tant qu’il continue de commettre la faute consistant à incorporer les éléments de langage du discours officiel dans son analyse ; son incapacité à offrir des alternatives multiples et clairement justifiées. Le militant pour le changement apparaît ainsi comme militant alors que le militant de la position officielle, qui agit comme un communicant, n’apparaît pas comme tel. Dès lors, le politique est tenté de mener une politique justifiée par le discours expert plutôt que d’exercer sa responsabilité. Et le citoyen se croit exclu et imagine qu’il n’y a pas d’alternative.

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L’ouvrage propose deux solutions à ces problèmes : des critères clairs qui permettent au citoyen de distinguer la recherche indépendante des positions militantes, y compris la militance du statu quo ou pro-nucléaire, et un espace de recherche indépendante comme source de connaissance au service de tous qui ne souffre pas de conflits d’intérêts et rend possible un débat entre des alternatives clairement définies.

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