COMPTES RENDUS DE LA MI SUR LA PENURIE DES MEDICAMENTS ET DES VACCINS

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Jeudi 5 juillet 2018

– Présidence de M. Yves Daudigny, président –

La réunion est ouverte à 10 h 15.

Audition du docteur Patrick Maison, directeur de la surveillance, et de Mme Dominique Debourges, ancienne cheffe du pôle défaut qualité et rupture de stock de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM)

M. Yves Daudigny, président. – Notre mission d’information débute ses travaux par l’audition de deux représentants de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le docteur Patrick Maison, directeur de la surveillance, et Mme Dominique Debourges, ancienne cheffe du pôle défaut qualité et rupture de stock.

Cette audition sera l’occasion d’un premier cadrage de l’action des pouvoirs publics face à un phénomène qui a pris une ampleur considérable ces dix dernières années. Le nombre de signalements de ruptures et risques de rupture de stock de médicaments essentiels a, en effet, été multiplié par dix entre 2008 et 2014 et vient d’atteindre un nouveau record en 2017, avec 530 signalements recensés par l’ANSM. La loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 a renforcé les obligations des différents acteurs de l’offre et de la distribution dans la notification, la prévention et la gestion des pénuries. Nous pourrons ainsi dresser un premier bilan de sa mise en oeuvre et de l’efficacité du dispositif législatif et réglementaire.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Nous souhaiterions des précisions sur la durée – moyenne et maximale – des ruptures de stock ces dernières années ? La majorité d’entre elles sont résolues rapidement. L’augmentation du nombre de pénuries est exponentielle depuis dix ans.

Comment distinguez-vous rupture de stock et rupture d’approvisionnement, et comment se répartissent-elles dans le temps ? Les dépositaires de médicaments – acteurs peu connus de la chaîne de distribution – jouent-ils un rôle dans les phénomènes de pénurie ?

Dr Patrick Maison, directeur de la surveillance de l’ANSM. – Le périmètre de l’agence ne recouvre pas l’ensemble des ruptures – notamment d’approvisionnement – car l’agence traite des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), dont l’absence peut créer une perte de chance pour le patient, et des ruptures de stock au niveau national – l’incapacité pour le fabricant ou l’exploitant d’approvisionner le territoire national. Elle ne gère donc pas les ruptures d’approvisionnement, qui concernent l’impossibilité pour une pharmacie d’approvisionner un patient dans les 72 heures. Entre les deux, tout le circuit de distribution et la répartition nationale ne relèvent pas des missions de l’agence.

Le contexte mondial joue un rôle certain, de même que les fabricants, les exploitants, la chaîne de distribution et le marché global. Nous effectuons une analyse des risques sur le marché, sur les étapes de fabrication et sur un produit, en fonction de ses différentes indications et des alternatives, disponibles ou non.

Les durées de pénurie sont très variables, des épisodes de risque de rupture de stock, sans rupture matérialisée ou pour une période très courte, à des situations qui peuvent durer plusieurs mois voire plusieurs années, où il est nécessaire d’importer des médicaments pour compenser.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Pouvez-vous nous en dire plus sur les différences entre rupture de stock et rupture d’approvisionnement ?

Dr Patrick Maison. – La première étape porte sur le stock et repose sur la capacité de l’exploitant à approvisionner le territoire pour répondre aux besoins au niveau national. La deuxième étape concerne la distribution et la répartition au niveau territorial : la rupture d’approvisionnement correspond alors à l’incapacité du pharmacien à répondre à la demande d’un patient dans un délai de 72 heures. Il existe des cas de figure pour lesquels, en dépit d’un stock national suffisant, la répartition au niveau territorial peut entraîner localement des difficultés d’approvisionnement.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – À cela s’ajoutent parfois des ruptures de fabrication.

Dr Patrick Maison. – Oui, en amont. Parfois, le niveau de fabrication diminue sans aboutir à une rupture de stock, mais il est alors difficile de couvrir l’ensemble du territoire. Nous mettons alors en place un contingentement quantitatif ou qualitatif : par exemple, nous approvisionnons les hôpitaux, car il est plus facile de réguler les stocks et la distribution d’une pharmacie d’hôpital que ceux de multiples officines.

M. Yves Daudigny, président. – Lorsque le patient ne trouve plus en pharmacie ou à l’hôpital les médicaments qui lui ont été prescrits, il y a deux types de cause possible : une surconsommation ou une sous-évaluation des besoins de médicament dans la durée. Dans ce cas, la responsabilité des uns et des autres n’est pas engagée. Parfois, les laboratoires peuvent avoir une stratégie commerciale et financière de ralentissement de la fabrication de médicaments qui procurent un profit insuffisant. Dans les situations connues de rupture, pouvez-vous distinguer entre ces deux hypothèses ? Existe-t-il une troisième cause ?

Dr Patrick Maison. – Les ruptures sont multifactorielles, il est difficile d’avoir une vision exacte des causes. On nous rapporte surtout des déséquilibres entre la demande et la production et des arrêts de commercialisation. Les arrêts de commercialisation sont rarement la cause des ruptures de stock ou des risques de rupture. Un arrêt de commercialisation peut fragiliser le secteur, faute d’alternative, et aboutir à une tension d’approvisionnement ou à une rupture de stock. Si l’alternative a une faible part du marché, il est difficile de subvenir rapidement aux besoins. En-dessous de 20 % de parts de marché, il est difficile à un acteur de répondre rapidement à la demande globale. Le déséquilibre entre production et demande est la cause de 25 % des ruptures, et 20 % sont dues à un problème dans la chaîne de production, de la matière première au conditionnement. Peuvent également entrer en jeu des défauts de qualité, et enfin, dans 15 % des cas, une insuffisance de matières premières produites par un nombre d’acteurs limités pour répondre à une demande mondiale qui augmente.

M. Yves Daudigny, président. – Ont été portés à notre connaissance des exemples de ruptures de stock de médicaments en établissement hospitalier, dont l’un pour lequel l’alternative existait probablement sous forme générique et était fournie par un autre laboratoire qui n’avait pas répondu au marché initial et qui a cédé son produit pour un prix jusqu’à dix fois plus cher que le prix initial. Avez-vous eu écho de telles situations abusives, voire scandaleuses ?

Mme Dominique Debourges, ancienne cheffe du pôle défaut qualité et rupture de stock de l’ANSM. – Lorsqu’un laboratoire répond à un appel d’offres hospitalier, un prix de marché, négocié, est fixé entre l’hôpital et le laboratoire. Lorsqu’un laboratoire subvient à des difficultés d’approvisionnement, il n’intervient pas dans le cadre d’un marché. Le prix peut donc être supérieur mais le laboratoire défaillant doit alors absorber la différence de prix entre le prix négocié par lui et le prix du médicament de substitution.

M. Yves Daudigny, président. – Est-ce vrai partout, dans le public comme dans le privé ?

Mme Dominique Debourges. – Tout à fait.

Dr Patrick Maison. – Il peut se produire l’inverse. Un centre hospitalier peut s’engager auprès d’un nouvel acteur à acheter un stock à un certain prix, en pensant que le laboratoire défaillant va rembourser. Toutefois, lorsque celui-ci peut réapprovisionner le marché, ce laboratoire refuse de rembourser les achats. Son obligation cesse, mais peut mettre l’hôpital en situation financière difficile.

M. Yves Daudigny, président. – La loi santé de 2016 a mis en place des plans de gestion de pénurie (PGP). Qu’en est-il en réalité ? Les laboratoires appliquent-ils la loi ?

Dr Patrick Maison. – Oui, les laboratoires mettent en oeuvre des PGP, mais tous ne sont pas forcément efficients. À l’heure actuelle, nous effectuons un important travail d’harmonisation pour rendre ces plans efficients. Pour un certain nombre de mesures, notamment celles concernant le cycle de production, il faudra du temps avant d’apprécier leur efficacité. La première étape est l’analyse du risque, et trouver des solutions immédiates pour gérer la pénurie. Dans un second temps, il faut prévoir et anticiper. Évaluer l’efficience des PGP prendra donc du temps.

Mme Dominique Debourges. – Les laboratoires prennent des mesures à moyen et long terme : augmenter la capacité de production d’une usine prend plusieurs mois, voire des années ; qualifier un nouveau fournisseur de substances actives également, de même qu’avoir des stocks supplémentaires. Les PGP sont exigibles depuis janvier 2017 : la profession respecte la réglementation. Cela aura des effets positifs pour la prévention à moyen terme.

M. Yves Daudigny, président. – Lors de l’inspection des sites de production, peut-on évaluer la capacité du fabricant de répondre à la demande et à ses éventuelles variations, et vérifier l’inventaire ainsi que l’adéquation des plannings de production aux projections de la demande ? Qu’en est-il lorsque les sites de production sont hors de France ou de l’Union européenne ?

Dr Patrick Maison. – Nous vérifions d’abord le respect par les exploitants et fabricants de leurs obligations. Ils doivent signaler une pénurie, élaborer un PGP et tout mettre en oeuvre pour y remédier. En termes d’efficience de ces mesures, il n’existe pas de contrainte réglementaire, la seule est de faire le signalement dans les temps. Ils doivent déclarer l’état de leurs stocks et le suivi selon les posologies et les formes galéniques des produits. On vérifie la qualité mais pas les capacités de production.

Mme Dominique Debourges. – Les inspections, en France ou hors de l’Union européenne, vérifient le respect des bonnes pratiques de fabrication et de distribution et permettent de délivrer, le cas échéant, un certificat de bonnes pratiques de fabrication ou de distribution. L’analyse de la demande et la gestion de la planification de la production se fait globalement, et pas forcément sous la juridiction d’une inspection.

M. Yves Daudigny, président. – Si l’ANSM intervient uniquement sur le territoire national, existe-t-il néanmoins des mécanismes d’alerte et d’intervention pour faire face aux problèmes plus ponctuels et concentrés au niveau local ? Certaines régions moins denses ne souffrent-elles pas de difficultés récurrentes d’approvisionnement ?

Mme Dominique Debourges. – Le regard de l’agence est national. Nous intervenons en cas de tensions à ce niveau. Dans ce cas, nous privilégions certains canaux pour assurer l’équité des approvisionnements sur le territoire.

Au quotidien, les grossistes-répartiteurs ont une obligation de service public de fournir les officines avec un stock d’au moins deux semaines, et ont un délai de livraison d’une demi-journée.

Dr Patrick Maison. – Nous disposons d’informations sur les difficultés locales. L’agence vérifie alors si le problème est local ou national. Cela peut être important pour les territoires d’outre-mer.

M. Yves Daudigny, président. – L’échelle européenne est souvent invoquée dans le secteur médical. Quel est votre sentiment sur l’état de la coopération européenne dans la prévention et la gestion de pénuries de médicaments et de vaccins ? Le développement du commerce parallèle de médicaments dans le marché intérieur et l’externalisation croissante de sites de production en dehors de l’Union européenne obligent-ils à une coopération renforcée ?

Dr Patrick Maison. – Ces difficultés de marché ou de rupture de stock dépassent le cadre national en raison de la mondialisation des marchés, et ces négociations européennes sont nécessaires. Pour certains produits et notamment ceux avec une autorisation de mise sur le marché centralisée, la gestion des ruptures de stock ou des risques de rupture est centralisée au niveau européen. Cela concerne une minorité de médicaments, surtout les plus anciens. Des travaux ont débuté sur le partage des critères pour les médicaments à suivre et sur la définition des ruptures de stock, ainsi que sur la gestion au niveau national des ruptures de stock.

Mme Dominique Debourges. – L’Agence européenne des médicaments (EMA) a créé un premier groupe de travail en 2013 pour dresser un état des lieux, à l’échelle européenne, des ruptures de stock, définir ce qu’est une rupture et voir comment elles sont gérées au niveau national. Un deuxième groupe de travail développe une vision et une coordination européennes des ruptures d’approvisionnement. Les structures des laboratoires sont globalisées : il faut apporter des réponses plus larges.

L’EMA travaille aussi à des plans de prévention européens correspondant aux PGP français. Les règlementations ont évolué simultanément et de manière coordonnée. Même si ces plans de prévention ne sont pas encore rendus obligatoires en Europe, les recommandations ont été prises au sérieux par de nombreuses associations industrielles internationales.

M. Yves Daudigny, président. – L’Europe n’est pas dans une situation optimale actuellement, mais on peut donc considérer qu’il existe une volonté commune, un travail commun et des avancées sur cette question.

Mme Brigitte Micouleau. – Certains patients, déjà angoissés par leur maladie, font face à l’impossibilité de poursuivre leur protocole à cause des ruptures d’approvisionnement. J’ai notamment été saisie d’un problème de pénurie par de nombreux patients atteints d’un cancer de la vessie. Depuis que le laboratoire Sanofi a cessé de produire et de commercialiser l’Ametycine® au niveau mondial, un laboratoire japonais a été autorisé à importer en France un produit destiné initialement au marché britannique, Mitomycin-C Kyowa®. Mais, depuis quelque temps, ont été observées des ruptures d’approvisionnement, compromettant ainsi la réalisation de protocoles de soins établis. Sans médicament, ces patients se retrouvent face à un mur. Quelles sont les solutions ?

Dr Patrick Maison. – L’un des points importants, dans la gestion des pénuries, c’est la communication, à l’endroit des professionnels de santé et des patients. L’agence s’emploie à monter en puissance sur cet aspect de la gestion de crises, car il s’agit de traiter l’angoisse que vous évoquez et de trouver très rapidement des alternatives, par l’importation de produits ou par l’adaptation des protocoles mis en place par les professionnels de santé.

Nous avons récemment mis en place des outils de communication en temps réel et nous organisons des échanges avec les associations de patients et avec les sociétés savantes. Nous proposons notamment d’adapter les traitements sans perte de chance, même si nous savons que la modification d’un protocole est toujours angoissante.

La gestion des ruptures de stock est souvent une course à l’information qui varie au cours du temps. Elle exige des efforts d’adaptation de la part de tous les acteurs ; d’où l’accent mis sur la communication.

Mme Dominique Debourges. – Nous avons eu des contacts fréquents avec la société française d’urologie pour gérer les périodes de pénurie que vous avez évoquées. Des mesures d’importation et des mesures palliatives ont été mises en place. Même si nous savons que ce n’est pas toujours facile pour les patients, nous nous efforçons d’approvisionner au mieux le marché dans une période difficile.

Mme Corinne Imbert. – En tant que pharmacienne d’officine qui exerce encore un peu, imaginez le ras-le-bol, permettez-moi l’expression, des équipes officinales et des patients. Les professionnels de santé, notamment les pharmaciens d’officines, n’ont pas toujours l’information sur la nature de la rupture de stock et sur la date de retour prévisionnelle. Ce défaut d’information n’est pas acceptable. Les grossistes choisissent parfois, lorsqu’ils ont une date de retour, de ne pas la communiquer, de peur de créer un épuisement immédiat des nouveaux stocks à la date du réapprovisionnement. Les pharmaciens d’officines se trouvent donc dans l’incapacité de répondre à leurs patients. Quel est le rôle de l’agence en la matière ? Les pharmaciens ont au moins besoin d’une information sur la nature de la rupture et d’une date de retour dans le circuit pharmaceutique.

Dr Patrick Maison. – Les fabricants et les exploitants sont soumis à une obligation d’information, via les centres d’appels d’urgence ; nous veillons à ce qu’ils l’assument. L’agence joue un rôle d’accompagnement ; elle participe à l’amélioration des canaux d’information. La difficulté est néanmoins la suivante : cette information est mouvante. C’est pourquoi je parle de course à l’information, et même de course-poursuite. D’une heure à l’autre, la résolution de la problématique aux différentes étapes de la production et de la distribution ou le moindre grain de sable peuvent faire varier l’état des stocks ou perturber la distribution. Il n’est pas simple d’informer en temps réel.

Nous allons tâcher d’étendre notre programme d’information, que nous avons mis en place pour certains produits depuis 2018, à l’ensemble des produits en rupture ou en risque de rupture de stock. Nous travaillons également, sur ce sujet, avec le Conseil national de l’ordre des pharmaciens (CNOP).

Mme Martine Berthet. – Je suis également, comme ma collègue et consoeur Corinne Imbert, pharmacienne d’officine de profession.

Existe-t-il une différence significative entre les taux de rupture de stock respectifs des médicaments de ville et des médicaments d’hôpital ? Par ailleurs, s’agissant des vaccins, identifiez-vous des causes de rupture ? Enfin, les laboratoires « contingentent »-ils toujours la fabrication de certains médicaments, ce qui pourrait expliquer qu’on observe des ruptures plus fréquentes en fin d’année ?

Dr Patrick Maison. – Nous avons analysé l’augmentation du nombre de signalements en 2017 et le marché hospitalier est nettement plus affecté que le marché officinal par les ruptures. Je précise toutefois que l’agence surveille les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, ce qui introduit un biais dans notre analyse.

Souvent, les établissements de santé passent des contrats sur un seul produit, y compris sur des marchés où il existe des alternatives, ce qui produit des déséquilibres et limite la capacité à réagir en cas de problème.

Le marché des vaccins est particulier : peu d’acteurs sont présents, et la chaîne de fabrication est longue, avec une capacité à s’adapter plus difficile puisqu’il faut 18 mois à deux ans pour modifier une chaîne de production. En outre, la demande mondiale évolue et les calendriers vaccinaux varient d’un pays à l’autre.

Le risque de rupture est important toute l’année. Sur les six premiers mois de 2018, nous avons déjà recueilli un très grand nombre de signalements.

Mme Martine Berthet. – Les deux pharmaciennes d’officine que nous sommes, Corinne Imbert et moi, constatent pourtant des ruptures plus fréquentes en fin d’année.

M. Jean-Louis Tourenne. – Vous nous avez laissé entendre que le laboratoire titulaire d’un marché ne pouvait être rendu comptable du paiement du « delta » éventuel entre le prix dudit marché et celui du marché de substitution conclu par l’hôpital avec un autre laboratoire, en cas de pénurie.

Vous avez indiqué qu’il peut arriver que le laboratoire titulaire d’un marché se trouve dans l’incapacité de livrer la quantité de médicaments contractuellement prévue pendant une certaine période de temps ; or il semble que – c’est du moins ce que j’ai compris de vos propos -, lorsque la livraison normale reprend, ce laboratoire soit dégagé de l’obligation d’indemniser l’hôpital.

Par ailleurs, vous nous avez présenté les dispositifs que vous avez mis en place pour tenter de prévenir les pénuries ; avez-vous pu en mesurer les effets ?

Dr Patrick Maison. – Une rupture évolue au gré de la succession des arrêts et des reprises. J’ai parlé de 530 signalements, mais le même produit peut être signalé plusieurs fois.

J’ai cité l’exemple d’établissements qui, en cas de rupture de stock d’un produit, passent un marché avec le fabricant d’un produit alternatif ; le contrat initial peut ne pas prévoir le remboursement de cet achat. Lorsque la pénurie cesse, le premier fabricant peut se retrouver en difficulté, s’il ne parvient pas à écouler sa production devenue inutile ; inversement, l’établissement peut lui aussi connaître des problèmes au moment où le contrat palliatif perd son utilité. Ces situations sont néanmoins exceptionnelles.

Nos dispositifs ont des effets en termes de communication et d’analyse de risques. Les effets des mesures de compensation ne peuvent pas encore être mesurés ; en revanche, l’analyse des risques en amont permet d’améliorer la capacité des laboratoires à réagir rapidement. On observe également une amélioration en matière de visibilité des secteurs les plus fragiles, dont les stocks doivent être surveillés en amont.

M. Yves Daudigny, président. – L’obligation imposée au laboratoire défaillant de combler le delta né d’une situation de pénurie existe dans le cadre des marchés publics ; existe-t-elle aussi pour les établissements privés ?

Mme Dominique Debourges. – Je n’ai pas la réponse exacte, mais j’aurais tendance à penser que cette obligation concerne les marchés publics.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Nous avons constaté une augmentation très importante des pénuries depuis une dizaine d’années, avec des pics en 2013 et en 2017. Comment l’expliquez-vous ? Ces hausses sont-elles liées à l’évolution des obligations de signalement ? Quelles mesures préconiseriez-vous pour régler ces problèmes ?

Dr Patrick Maison. – Il nous est difficile d’expliquer le premier pic ; c’est au moment de ce pic que l’agence s’est organisée en guichet, avec un recueil des différents signalements qui n’existait pas auparavant. Nous disposons depuis lors d’un recueil plus exhaustif, ce qui a mécaniquement produit une augmentation. L’évolution de la réglementation constitue sans doute une deuxième cause. Enfin, troisième cause, le contexte est celui de la mondialisation, d’une complexification des circuits et d’une augmentation de la demande globale. Il nous est toutefois difficile de faire la part de ces trois causes.

Sur le deuxième pic, celui de 2017, le travail est en cours avec les principaux exploitants qui ont fait l’objet de signalements, sachant que l’organisation de l’agence n’a pas changé. L’augmentation du nombre de signalements est-elle liée à une évolution de la sensibilité, donc des méthodes de travail, des déclarants, ou à un changement de réglementation ?

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Quelles mesures suggérez-vous ?

Dr Patrick Maison. – Trois axes d’amélioration existent : d’une part, l’obligation de communication des exploitants et des fabricants ; d’autre part, les plans de gestion de pénurie – leur mise en place ne date que d’un an : il faut attendre pour en mesurer les effets ; l’Europe, enfin : il faut promouvoir une gestion plus globalisée de ces risques de rupture.

Mme Nadine Grelet-Certenais. – Ma question pourra paraître hors-sujet : je souhaiterais connaître votre avis sur le cannabis, dont les vertus thérapeutiques sont de plus en plus reconnues – la ministre a elle-même ouvert ce dossier.

Dr Patrick Maison. – L’agence étudie la balance bénéfice-risque des produits disponibles, et notamment des nouveaux produits. Sur le cannabis, spécifiquement, je suis dans l’incapacité de vous répondre.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Nous avons bien compris qu’une application stricte de la loi constituerait déjà une avancée.

Au chapitre des préconisations, certaines mesures coercitives devraient-elles être prises vis-à-vis des laboratoires ? Que proposez-vous, sachant que nous sommes dans un contexte européen ?

Dr Patrick Maison. – Les mesures coercitives sont difficiles à mettre en oeuvre. Sur les problèmes de fabrication, il est compliqué d’intervenir. La vision de l’ANSM est limitée ; la promotion de solutions d’approvisionnement du marché serait plus facile au niveau européen qu’au niveau national. Des discussions ont lieu sur la localisation des sites de fabrication.

Le sujet des marchés, là encore, dépasse largement le champ d’action de notre agence. Les disparités en termes de marchés peuvent créer des difficultés, mais nous ne voyons pas quelle solution coercitive pourrait être envisagée. Ma réponse ne vous aidera pas beaucoup, j’en suis tout à fait conscient ; elle est révélatrice du caractère complexe et multifactoriel de ce problème. Aucune solution ciblée ne permettra de répondre à toutes les situations.

Mme Dominique Debourges. – L’industrie pharmaceutique a changé de modèle depuis dix ou vingt ans, avec une mondialisation de la production et une diminution du nombre de sites fabriquant des substances actives et des produits finis. Le modèle de fonctionnement a changé. Nous travaillons à mieux comprendre la situation actuelle, afin de voir comment les laboratoires peuvent s’organiser pour y répondre. Cette question dépasse de beaucoup le cadre de l’ANSM ; nous travaillons sur ces sujets en lien avec la direction générale de la santé (DGS), la direction générale de l’offre de soins (DGOS), l’Institut national du cancer (INCa) ou les associations industrielles.

Nous avons travaillé notamment sur la sécurisation des approvisionnements, notamment pour les antibiotiques et les anticancéreux, avec une déclinaison de mesures possibles : relocalisation d’usines en Europe, mise en place de stocks de sécurité nationaux. Les choses ne sont pas encore stabilisées, mais il y a une prise de conscience générale.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Vous avez bien compris que je n’ai pas été convaincu par votre réponse. Fabriquer des médicaments, quelles que soient les évolutions, c’est une responsabilité. C’est l’essence même de la protection humaine ! Le monde des médicaments semble être devenu un monde exclusivement économique, si ce n’est spéculatif. Où est l’éthique ? Où est l’humanisme ? Je suis un peu gêné d’entendre que des mesures sont prises pour des raisons exclusivement économiques ; un regard différent est nécessaire.

Il est difficile de mettre en place des mesures coercitives et d’harmoniser les dispositifs au niveau européen, certes, mais la France aurait tout à gagner à adopter une posture novatrice pour assurer cette fourniture de médicaments. Je n’irai pas jusqu’à défendre la nécessité de la réquisition, quoique…

Dr Patrick Maison. – Nous sommes d’accord avec vous, monsieur le rapporteur. Le point de vue de l’agence n’est pas du tout économique ; il nous est donc difficile de vous fournir des éléments tangibles sur l’efficacité de telle ou telle mesure. La pluralité des acteurs et la complexité de la situation rendent notre vision trop limitée et notre diagnostic très parcellaire. D’où le caractère peu satisfaisant de nos réponses.

M. Yves Daudigny, président. – Les laboratoires sont aujourd’hui des entreprises dans un système économique mondialisé ; ils ont la liberté de fabriquer ou de ne pas fabriquer, et de contingenter. Certains médicaments sont mis sur des marchés européens, mais pas sur le marché français. Avez-vous identifié des cas de rupture où un laboratoire a décidé d’arrêter la fabrication du médicament pour des raisons de rentabilité économique ?

Mme Dominique Debourges. – L’agence gère à la fois les ruptures de stock et les arrêts de commercialisation, qui ne sont pas traités par les mêmes équipes. Lorsqu’une déclaration d’arrêt de commercialisation est émise, l’agence engage une discussion avec le laboratoire pour tenter de contrer cette mesure, notamment pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Les laboratoires sont contraints par la réglementation d’avertir l’agence un an avant l’arrêt effectif. Dans un certain nombre de cas, mais pas dans tous, l’agence a réussi à contraindre le laboratoire à poursuivre la fabrication.

Le cas des ruptures d’approvisionnement est différent : il s’agit plutôt de difficultés de production.

M. Yves Daudigny, président. – A-t-on des exemples de laboratoires qui décideraient de réserver un médicament à un certain marché et de le retirer d’autres marchés ?

Mme Dominique Debourges. – Nous n’avons pas de visibilité sur la chaîne d’approvisionnement globale d’un laboratoire. Nous savons ce qui se passe sur notre territoire ; en revanche, nous n’avons pas forcément connaissance des médicaments alloués aux autres marchés.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Si vous aviez d’autres propositions à nous faire, je vous prie de bien vouloir nous les communiquer. Nous ne vous demandons pas nécessairement d’être force de proposition, mais nous souhaiterions recueillir vos avis.

M. Yves Daudigny, président. – Je vous remercie de votre venue.

Audition de la professeure Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé (HAS), de Mme Catherine Rumeau-Pichon, adjointe à la directrice de l’évaluation médicale, économique et de santé publique de la HAS, du professeur Norbert Ifrah, président de l’Institut national du cancer (INCa), et de M. Thierry Breton, directeur général de l’INCa

M. Yves Daudigny, président. – Nous poursuivons nos travaux par l’audition conjointe de deux agences d’expertise sanitaire et scientifique : la Haute Autorité de santé (HAS), représentée par sa présidente, la professeure Dominique Le Guludec, et Catherine Rumeau-Pichon, adjointe à la directrice de l’évaluation médicale, économique et de santé publique, et l’Institut national du cancer (INCa), représenté par le professeur Norbert Ifrah, président, et Thierry Breton, directeur général. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation au niveau le plus élevé de vos agences. Vos éclairages nous permettront de mieux cerner l’impact des pénuries de médicaments essentiels et de vaccins sur la prise en charge des patients et de prendre la mesure de la difficulté à mettre en oeuvre des traitements alternatifs ou des solutions palliatives. Les risques de rupture de stock affectent d’abord les médicaments anticancéreux et anti-infectieux, ainsi que les produits agissant sur le système nerveux pour lesquels les alternatives sont rares, voire inexistantes.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – En complément au questionnaire qui vous a été envoyé pour servir de trame à nos échanges, je souhaiterais connaître votre position sur la définition des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) utilisée par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) dans la gestion des ruptures de stock et d’approvisionnement et sur la nécessité qu’il pourrait y avoir à l’élargir. J’aimerais également connaître votre appréciation des mesures de substitution prises dans certaines situations de pénurie, notamment sur les garanties de sécurité et d’efficacité qu’elles présentent pour les patients concernés. En matière de vaccination, enfin, estimez-vous que la récente extension de l’obligation vaccinale puisse avoir un effet positif sur les pénuries et que préconisez-vous en cas de rupture de stock ?

Pr Dominique Le Guludec, présidente de la HAS. – Je précise à titre liminaire que la HAS ne dispose, à rebours de l’ANSM, d’aucune compétence dans la gestion des pénuries de vaccins ou de médicaments. Nous ne disposons, en conséquence, pas d’une visibilité qualitative ou quantitative sur ces phénomènes. Nous sommes, en revanche, amenés à ajuster ou à modifier la stratégie vaccinale pour répondre à des situations de pénurie.

Pr Norbert Ifrah, président de l’INCa. – L’INCa n’intervient que lorsque l’ANSM ou le ministre de la santé demande son concours à l’occasion d’une pénurie, mais ne dispose d’aucune mission en la matière.

Pr Dominique Le Guludec. – Je n’ai aucune remarque à formuler sur la définition des MITM.

Pr Norbert Ifrah. – La définition des MITM possède naturellement une dimension évolutive car les produits comme les indications sont amenés à changer au gré des innovations : un produit plus efficace ou mieux toléré peut remplacer le précédent. Il apparaît donc nécessaire de réinterroger régulièrement la définition des MITM, comme le fait d’ailleurs l’ANSM.

Pr Dominique Le Guludec. – Lorsque nous sommes saisis d’une situation de pénurie de vaccins, nous proposons des ajustements ou des modifications de la stratégie vaccinale, voire une priorisation des populations, selon le produit en cause. Les adaptations mises en oeuvre se sont toujours révélées efficaces mais il est probable que, dans le contexte de l’extension de l’obligation vaccinale, il existe un risque supplémentaire non pas de rupture de stock mais de détérioration d’image, dans une période où il est important de regagner la confiance des Français dans les vaccins et donc d’assurer la cohérence de la stratégie vaccinale.

Il existe différentes sortes de pénuries : celles conjoncturelles, pour certains vaccins vivants, liées à un problème survenu dans un processus de fabrication complexe et ne résultant donc ni d’une stratégie des laboratoires ni de l’extension de l’obligation de vaccination ; celles qui découlent d’un désintérêt des industriels pour des vaccins anciens ou peu rémunérateurs, bien qu’ayant toujours leur place dans la stratégie vaccinale et dont les indications peuvent demeurer importantes ; celles, enfin, qui ressortent des choix commerciaux des laboratoires ou de la répartition des stocks entre pays et peuvent évoluer au gré des obligations vaccinales. Au-delà de cette typologie, je ne puis en revanche vous livrer des éléments quantitatifs sur chaque situation, même si, à mon sens, les pénuries liées à la fabrication de produit doivent être plus fréquentes.

Pr Norbert Ifrah. – Les malades en protocole de soin pour un cancer sont directement concernés par la politique vaccinale. Dans une moindre mesure, les conséquences existent également en matière de prévention. De fait, les traitements anticancéreux entrainent fréquemment une sévère immunodépression. Or, 400 000 cancers se déclarent chaque année, tandis que trois millions de Français souffrent ou ont souffert de cette maladie qui a fragilisé, parfois définitivement, leur système immunitaire. La responsabilité sociétale de l’entourage des malades ou des anciens malades, comme des personnes greffées, est donc considérable : l’obligation de vaccination relève de la morale collective. Le sujet est d’importance pour l’INCa qui défend vigoureusement la vaccination et l’absence de rupture dans la stratégie vaccinale. Je crains le jour où des malades du cancer décèderont du fait d’une épidémie de rougeole contre laquelle existe pourtant un vaccin…

Pr Dominique Le Guludec. – Je vous propose d’illustrer ma topologie des pénuries par trois exemples : la pénurie de Rouvax®, vaccin contre la rougeole administré aux nourrissons, est due à la décision du fabricant, compte tenu de l’étroitesse du marché, d’en cesser la production ; celle, conjoncturelle, des vaccins contre les infections à pneumocoque résulte d’une fabrication complexe ; celle, enfin, du vaccin contre l’hépatite B administré aux adultes ressort d’une extension des indications et, partant, d’un déséquilibre temporaire entre l’offre et la demande de produit.

M. Yves Daudigny, président. – Vos exemples sont éclairants et permettront utilement d’étayer nos travaux. Pour faire face à des risques de pénurie liés à des défauts de qualité, l’agence sanitaire américaine, la Food and Drug Administration (FDA), a déjà autorisé le maintien d’un produit injectable défectueux, sous réserve de l’utilisation d’un filtre n’affectant pas le fonctionnement de son principe actif. Quelle est, en France, l’approche retenue lorsqu’un médicament essentiel, pour lequel il n’existe aucun substitutif, est menacé de retrait en raison d’un défaut de qualité ou de fabrication ?

Pr Dominique Le Guludec. – Votre question dépasse le champ de compétence de la HAS. Elle concerne l’ANSM qui évalue la gravité d’un défaut et propose un palliatif.

Pr Norbert Ifrah. – Il peut certes arriver que l’INCa soit interrogé sur un substitut à un produit ou sur une solution provisoire de traitement, mais votre question ne relève pas non plus de nos missions.

M. Yves Daudigny, président. – Lorsque la pénurie est limitée à un ou deux pays, est-il envisageable de prévoir temporairement une rotation des stocks entre États membres de l’Union européenne ? Certains établissements de santé ont-ils pour habitude de venir en aide à des établissements européens confrontés à une grave pénurie ?

Pr Dominique Le Guludec. – Une gestion des stocks plus collective et à une échelle plus large que celle du territoire national semble effectivement une idée intéressante.

Mme Catherine Rumeau-Pichon, adjointe à la directrice de l’évaluation médicale, économique et de santé publique de la HAS. –Lors de la pénurie de vaccins contre l’hépatite B, une solidarité s’est organisée en Europe. La gestion des stocks à l’échelle européenne existe au niveau de chaque laboratoire et, parfois, des États membres.

Pr Norbert Ifrah. – Il peut arriver que l’ANSM travaille avec les agences d’autres pays mais, encore une fois, l’INCa n’est pas sollicité avant que n’émerge une solution alternative de traitement sur laquelle il peut être consulté.

M. Yves Daudigny, président. – Existe-t-il une coordination au niveau européen entre agences sanitaires pour la définition de procédures et de bonnes pratiques à destination des professionnels de santé ? Les agences nationales s’entendent-elles, par exemple, sur l’orientation vers d’autres solutions thérapeutiques d’attente ou sur des conseils dans l’ajustement des protocoles et du dosage lorsque cela est possible ?

Pr Dominique Le Guludec. – À ma connaissance, un tel niveau de collaboration n’a pas cours en matière de recommandation sur les bonnes pratiques ni d’adaptation de la stratégie vaccinale en cas de pénurie. Des groupes de travail réunissent, certes, les agences nationales d’évaluation des médicaments, mais sur d’autres sujets.

Mme Nadia Sollogoub. – Selon vous, les professionnels de santé et les populations sont-ils suffisamment informés en cas de pénurie, tant sur le produit concerné que sur la durée de l’événement ?

Pr Dominique Le Guludec. – Il est certainement possible d’améliorer la communication dans ce domaine afin de mieux informer les usagers des difficultés d’approvisionnement et des alternatives envisageables. Les pharmaciens, parfois, remplissent cette mission auprès des professionnels de santé. Lorsque la stratégie vaccinale est modifiée, ce rôle est tenu par le ministre de la santé. Pour le grand public, je ne crois pas qu’il existe de dispositif de communication institutionnelle.

Mme Nadia Sollogoub. – Hélas, les pharmaciens eux-mêmes ne disposent parfois pas des informations nécessaires…

Pr Norbert Ifrah. – Le cas des malades du cancer apparaît atypique, puisqu’un parcours personnalisé de soins est établi dans un cadre interdisciplinaire. Dès lors, le patient est informé de toute modification de son protocole, qu’elle soit liée à une pénurie de médicament, à une intolérance au produit ou à une rechute. Le plan de traitement est alors revu, bien que tout changement représente malheureusement, pour ces pathologies, une perte de chance pour le malade.

Pr Dominique Le Guludec. – Les informations relatives aux pénuries sont recensées sur les sites Internet de l’ANSM et de la HAS, mais il revient aux professionnels de santé de prendre l’initiative de les consulter. En outre, il conviendrait également de les informer tant des ruptures que des reprises d’approvisionnement. En tout état de cause, la solution réside, en partenariat avec les industriels, dans une optimisation de la gestion des stocks fondée sur une connaissance fine de l’existant et des besoins.

Pr Norbert Ifrah. – Imaginez qu’au cours de la dernière année, nous avons recensé une pénurie pour quarante médicaments anticancéreux essentiels, basiques pour certains. Il s’agit bien d’un problème d’envergure !

M. Yves Daudigny, président. – Quelle fut la durée de ces pénuries ?

Pr Norbert Ifrah. – Les pénuries et les tensions ont duré plusieurs mois et nous ont amené à proposer, en dialogue avec les sociétés savantes, le meilleur traitement de substitution – ou le moins mauvais – et à hiérarchiser les indications.

Mme Nadine Grelet-Certenais. – Concernant les produits de substitution pour les personnes atteintes de cancer, j’aimerais connaître votre avis sur l’opportunité que pourrait constituer le cannabis thérapeutique utilisé dans de nombreux pays pour ses effets analgésiques, antispasmodiques ou anti-inflammatoires.

Pr Norbert Ifrah. – Le cannabis n’entre pas tout à fait dans le champ de la pénurie de médicaments qui présentent un intérêt vital… Il est souvent fait état des avantages du cannabis, mais il faut également signaler les problèmes liés à son usage : une seule bouffée est susceptible de décompenser et ainsi d’entraîner l’irréversibilité des maladies psychotiques. Il convient par ailleurs de distinguer la part de l’effet de mode et de l’efficacité réelle du cannabis thérapeutique. Une étude hollandaise réalisée sur quelques centaines de malades a notamment montré qu’il était moins efficace comme antiémétique que le Primpéran® et les corticoïdes. Je ne crois pas enfin qu’il existe une pénurie de cannabis en France !

Pr Dominique Le Guludec. – Il convient de distinguer des produits vendus comme des médicaments des autres produits. Par ailleurs, aucun dossier de dérivé du cannabis n’ayant été déposé auprès de la commission de la transparence en vue d’un remboursement, aucune évaluation médico-scientifique n’a été réalisée à ce jour par la HAS.

M. Jean-Louis Tourenne. – En cas de pénurie, certains laboratoires se livrent-ils à une forme de spéculation afin de vendre aux pays susceptibles de payer plus cher ? Sommes-nous capables de déterminer l’origine de la pénurie de médicaments ? Compte tenu des conséquences parfois létales d’une telle situation, il est indispensable que nous puissions identifier les cas de spéculation. C’est là toute l’utilité de notre mission d’information.

Pr Norbert Ifrah. – Un pays prêt à payer plus cher sera effectivement placé en meilleure position sur la liste d’attente. Par ailleurs, j’ai du mal à croire que les tensions ne soient jamais organisées. Il arrive, par exemple, que certains médicaments très anciens et donc peu chers disparaissent du marché pendant quelques mois avant d’être de nouveau commercialisés trente à cent fois plus cher par un autre laboratoire.

M. Yves Daudigny, président. – Le médicament n’est alors pas du tout modifié ?

Pr Norbert Ifrah. – C’est le même principe actif ! Ce sont des comportements voyous, qui nous amènent parfois à réaliser des acrobaties pour traiter les malades dans l’intervalle.

Pr Dominique Le Guludec. – La stratégie commerciale des fournisseurs demeure opaque aux institutionnels. Nous ne pouvons exclure, bien que cela soit rarement démontré, qu’il existe des politiques de vente privilégiée.

La pénurie de vaccin n’a, à ce jour, causé la mort d’aucun patient car des stratégies de substitution et un effort collectif d’adaptation des recommandations et des populations ont permis d’y répondre.

Pr Norbert Ifrah. – Il existe énormément de causes aux pénuries : rupture de principe actif – dont la production est largement délocalisée, notamment en Asie -, problème de production de lots de produits finis, effets pervers de la concurrence ou des monopoles, en particulier quand des groupements d’achat se portent sur un produit au risque d’amener d’autres laboratoires à désinvestir le champ. Il suffit alors que le seul laboratoire produisant un médicament rencontre un problème technique pour qu’il y ait pénurie. L’INCa n’a toutefois aucun moyen de connaître la part respective de chacune de ces causes.

M. Thierry Breton, directeur général de l’INCa. – Certains sites de production en Asie ne respectent pas les critères de qualité, ce qui peut causer des pénuries. De manière générale, dans un système de production où les médicaments sont largement fabriqués hors de France, les discussions des filiales françaises avec leurs partenaires étrangers sur la gestion des pénuries des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur sont parfois difficiles. Par ailleurs, l’ANSM a souvent des difficultés pour obtenir des laboratoires l’élaboration de plans de gestion de pénurie.

Pr Dominique Le Guludec. – La chaîne de production d’un médicament ou d’un vaccin est de plus en plus complexe, ce qui est source de tensions.

M. Yves Daudigny, président. – Pourriez-vous nous donner des exemples de médicaments anciens qui ont disparu puis sont réapparus ?

Pr Norbert Ifrah. – Le BiCNU®, utilisé pour le conditionnement de greffe de cellules-souches hématopoïétiques, a disparu avant d’être remis sur le marché à un prix beaucoup plus élevé. Je crois qu’il en va de même du Melphalan®.

M. Yves Daudigny, président. – Pour quelle raison les principes actifs sont-ils majoritairement produits en Inde ou en Chine ?

Pr Dominique Le Guludec. – Du fait de logiques de regroupement industriel et de baisse des coûts de production.

Mme Martine Berthet. – Avez-vous identifié les causes des ruptures ou des tensions pour les quarante molécules anticancéreuses mentionnées précédemment ?

Il me semble que, pour les médicaments d’officine, ce n’est pas tant la rupture que l’absence de visibilité sur la durée qui est gênante.

Enfin, quel est, selon vous, le lien entre une éventuelle stratégie des fournisseurs et leurs enveloppes autorisées aux remboursements ?

Pr Norbert Ifrah. – Le travail sur la gestion de la tension et la durée de celle-ci relève de l’ANSM. L’INCa n’est sollicité qu’en cas de rupture pour trouver, en lien avec les sociétés savantes et les observatoires du médicament, des dispositifs médicaux et de l’innovation thérapeutique (Omédit), des solutions de hiérarchisation ou de substitution, comme ce fut le cas lors de la pénurie de L-asparaginase d’Erwinia.

Pr Dominique Le Guludec. – L’ANSM et le fournisseur apprécient la durée de la rupture en fonction de la cause.

Concernant les stratégies des fournisseurs, la HAS a proposé la revalorisation du prix de certains médicaments anciens pour lutter contre ces ruptures « de désintérêt », sous réserve d’une appréciation de leur apport thérapeutique.

Mme Nadia Sollogoub. – Lors de la mise en place des nouvelles politiques de vaccination, nous avons beaucoup entendu parler des vaccins sans aluminium. Ces vaccins sont-ils plus sûrs et posent-ils des difficultés d’approvisionnement ?

Pr Dominique Le Guludec. – À ma connaissance, l’effet délétère que vous évoquez n’a jamais été démontré avec un niveau de preuve correct. En revanche, une efficacité différente et moindre, liée à l’adjuvant, avait été constatée. À ce jour, les vaccins sans cet adjuvant ne font donc pas l’objet d’une recommandation d’utilisation préférentielle compte tenu de la diminution de l’efficacité vaccinale et de l’absence de démonstration du sur-risque.

Pr Norbert Ifrah. – Idem, absolument idem. Et je n’ai non plus jamais vu d’étude de qualité comparant la toxicité d’un vaccin avec de l’aluminium en injection et celle des capsules de certaines machines à café.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Les mesures de substitution prises en cas de pénurie présentent-elles toutes les garanties de sécurité et d’efficacité pour les patients ? Quelles mesures pourrait-on préconiser pour améliorer la gestion des tensions ? Par ailleurs, les difficultés relatives au Lévothyrox® sont-elles liées à un enjeu de pénurie de médicaments ?

Pr Norbert Ifrah. – N’étant pas compétent, je ne répondrai pas à cette dernière question.

Concernant les médicaments anticancéreux, nous essayons de faire au moins mal. Nous avons souvent des substituts de très grande qualité, quand des traitements analogues existent mais avaient été écartés parce que leur administration était plus longue, ou exigent un réapprentissage – celui-ci pouvant toutefois entraîner un sur-risque. Il arrive qu’il n’existe pas de substitut, comme pour l’Erwinase®, qui est utilisé lorsque le patient est allergique ou intolérant à la L-asparaginase « de base ». Pendant plusieurs mois, nous avons dû hiérarchiser les besoins et nous entraider. Il s’agit d’un médicament rare produit dans un seul endroit, qui a été en rupture du fait d’un problème de fabrication.

Les rares comportements étranges que nous avons relevés sont l’exception et non la règle. Ils sont fermement condamnés par les institutions, mais aussi par les industriels du médicament qui se soucient de leur image.

L’ANSM, la HAS et l’INCa travaillent ensemble à des mesures d’adaptation pour faire face à ces situations, y compris la constitution de stocks qui seraient éventuellement « renouvelables » afin qu’ils ne se périment pas, car il peut s’agir de médicaments dont le prix unitaire n’est pas faible.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Quelles sont vos préconisations pour lutter contre ces ruptures – il peut s’agir de mesures coercitives, voire de réquisition ?

Pr Norbert Ifrah. – Nous avons listé les mesures suivantes : la consolidation d’une liste de médicaments anticancéreux d’intérêt thérapeutique majeur faisant l’objet d’un risque de pénurie ; la cartographie des sites de fabrication de matières premières et de produits finis ; le repérage des sources de tension et de pénurie ; la sécurisation de l’approvisionnement en principes actifs et en produits finis à travers différentes mesures de clarification des besoins et de renforcement de l’attractivité de notre pays pour la production et l’approvisionnement ; la constitution de stocks renouvelables, éventuellement sanctuarisés chez les industriels ; enfin, la mise en place d’une structure légère de pilotage afin d’anticiper les pénuries.

J’attire votre attention sur la relative quadrature du cercle que représentent les achats unifiés par les hôpitaux ou les établissements de soin d’un médicament. S’ils permettent d’en réduire le prix, ils ont également pour effet de faire disparaître l’intérêt de la concurrence pour ce produit. Le moindre problème technique dans la production peut alors causer de grandes difficultés. C’est le cas de certains vaccins, de médicaments anticancéreux, mais aussi des médicaments dérivés du sang et des immunoglobulines qui sont en situation de très grande pénurie en France.

Pr Dominique Le Guludec. – La reformulation du Lévothyrox® ayant été demandée par l’ANSM afin d’améliorer la biodisponibilité du médicament, elle n’est pas a priori liée à une crainte de rupture ou de pénurie.

En matière de substitution, de nombreux dispositifs ont été mis en place et les industriels ont fait des efforts de coordination. Par exemple, malgré les tensions qui existent sur leur approvisionnement, il n’y a pas eu jusqu’à ce jour de pénurie d’immunoglobulines car nous sollicitons différents fournisseurs. C’est pourquoi il est important qu’il n’y ait pas de monopole.

Lorsque j’étais médecin nucléaire dans les hôpitaux, nous avons vécu une période de tension sur l’approvisionnement de technétium, qui permet de faire de nombreux examens. Nous avons traversé cette période grâce à l’élaboration de recommandations de stratégies de priorisations et d’alternatives entre institutionnels et sociétés savantes, et à une entente rapide entre industriels pour grouper leur production et la répartir de façon homogène. Cela montre à quel point il ne faut pas être dépendant d’un seul industriel.

Les mesures de substitution portant sur les vaccins nous ont conduits à trouver des substituts ou des stratégies alternatives qui nous ont permis d’éviter des catastrophes.

Pour l’avenir, je ne peux qu’insister sur l’importance de l’anticipation, en particulier de l’augmentation de la demande, sur l’intérêt d’une entente européenne et éventuellement, de la réévaluation de produits anciens.

M. Yves Daudigny, président. – Ce que l’on perdrait en augmentant le prix de ces médicaments constituerait certainement une économie substantielle pour l’avenir !

Pr Dominique Le Guludec. – Je signale tout de même que la HAS n’est pas en charge des prix !

M. Yves Daudigny, président. – Je vous remercie de nous avoir accompagnés ce matin dans nos travaux.

La réunion est close à 12 h 45.

Vendredi 6 juillet 2018

– Présidence de M. Yves Daudigny, président –

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de représentants de la pharmacie

M. Yves Daudigny, président. – Notre mission d’information poursuit ses travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs organismes représentatifs de la profession de pharmacien, dont l’Académie nationale de pharmacie, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens, et deux syndicats de pharmaciens : l’Union des syndicats de pharmacies d’officine et la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France.

Cette table ronde est l’occasion d’échanger avec les pharmaciens, qui sont en première ligne face au problème des ruptures de stock et d’approvisionnement de médicaments essentiels. Je sais que vous n’avez pas attendu l’intervention des pouvoirs publics pour vous organiser dans ce domaine, puisque votre profession a mis en place, dès 2013, le portail DP-Ruptures, qui permet aux pharmaciens équipés de ce module d’effectuer automatiquement une déclaration de rupture d’un médicament dont ils ne peuvent plus s’approvisionner dans un délai de 72 heures. Votre recul nous est donc particulièrement précieux afin d’apprécier la qualité de la circulation de l’information entre tous les acteurs de l’offre et de la distribution et de mesurer la réactivité de chacun.

Je cède la parole au rapporteur de notre mission, notre collègue Jean-Pierre Decool, qui vous précisera les principaux éclairages que nous attendons de cette table ronde.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Vous avez tous déjà reçu un questionnaire fourni qui pourra servir de trame à cette audition. Je souhaite vous poser quelques questions complémentaires.

Estimez-vous que votre coopération avec les autorités sanitaires et, notamment, avec l’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, est bonne en situation de ruptures de stock ?

En dehors des ruptures de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, ou MITM, recensées par l’ANSM, quelles sont les situations de rupture qui vous paraissent les plus problématiques ?

Les dépositaires de médicaments, qui sont des acteurs peu connus de la chaîne de distribution, ont-ils selon vous un rôle ou une influence dans les phénomènes de pénuries ?

Quelles sont, d’une manière générale, vos préconisations pour prévenir durablement les situations de rupture de stock ?

M. Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmacies d’officine (Uspo). – Plus de mille incidents avaient déjà été relevés par l’enquête conduite par notre syndicat en 2011 ; en 2017, 39 % des 1900 pharmaciens sondés déclaraient une rupture permanente de dix à vingt lignes de médicaments, et 27 % recensaient vingt à trente incidents dans leur pharmacie. Ce phénomène ne s’est donc pas réduit, en dépit des dispositions qui ont été prises au cours des cinq ou six dernières années. L’ANSM vient de relever 530 MITM en rupture d’approvisionnement, soit une augmentation de 30  % par rapport à 2016. Les pharmaciens passent 25 minutes en moyenne chaque jour à trouver des solutions en cas de rupture.

Les choses ont malgré tout progressé pour la transparence de la situation. Les laboratoires qui fabriquent les médicaments les plus sensibles et sans alternative thérapeutique doivent tenir des engagements de stock minimum et doivent déclarer les ruptures de long terme à l’ANSM. Cela permet aux professionnels de santé de prendre des dispositions avec le patient de manière anticipée.

En revanche, les microruptures sur la fin de la chaîne d’approvisionnement – entre le laboratoire, le grossiste-répartiteur et le pharmacien – n’ont pas été réglées. On observe un jeu de défiance des acteurs. Les laboratoires soupçonnent les grossistes-répartiteurs d’exportations parallèles ; ceux-ci s’en défendent, mais revendiquent aussi la liberté de circulation des marchandises en Europe. Pour éviter cette perte de revenus, les laboratoires limitent l’approvisionnement des grossistes, d’une manière qui n’est jamais conforme aux besoins réels des pharmaciens et des patients : cela contribue à créer des difficultés, notamment en fin de mois.

Les pouvoirs publics avaient proposé une liste de médicaments interdits d’exportation parallèle, mais ce texte n’a jamais été publié. En effet, les laboratoires trouvent cette liste trop courte, alors que les grossistes la trouvent trop longue. Il y a donc, en tout état de cause, un manque de transparence dans la fluidité de l’approvisionnement.

Imposer la transparence, voilà ce qu’il faut faire, car elle conduira à la vertu. Chaque acteur de la chaîne doit être obligatoirement connecté au portail « DP-Ruptures » – aujourd’hui géré sur une base volontaire- et l’alimenter. Il nous faut pouvoir retracer le devenir de chaque boîte de médicament, et, dès lors qu’un incident dure plus de trois jours, pouvoir comprendre l’origine de la rupture.

Les dépositaires sont souvent montrés du doigt en ce qu’ils contribueraient à la déstabilisation du marché. Ils doivent être soumis aux mêmes règles de transparence que les autres acteurs ; seulement ainsi pourra-t-on juger de leur responsabilité sans les stigmatiser indûment.

Les ruptures de stock dégradent l’image de la chaîne de distribution pharmaceutique auprès des patients. Ils ne peuvent comprendre comment de tels incidents peuvent se produire dans un pays aussi organisé que le nôtre – alors même que nous essayons par ailleurs d’améliorer l’observance des traitements. C’est une autre raison de réparer cette chaîne, qui est pourtant performante.

Mme Sophie Sergent, présidente de la commission URPS de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. – L’exercice quotidien du métier de pharmacien officinal est particulièrement difficile en période de rupture. Le 3 juillet dernier, j’ai rapporté une liste de cinquante-neuf lignes en rupture. Ces ruptures résultent de deux types de raisons : les manques dus aux fabricants, et les manques par contingentement. On peut imaginer que les premiers proviennent d’un problème d’approvisionnement en matières premières, mais les seconds sont plus difficiles à comprendre, d’autant qu’ils affectent des médicaments prescrits pour des pathologies chroniques comme le diabète. Nous consacrons alors beaucoup de temps à la gestion de la rupture, notamment en contactant le médecin. On devrait pouvoir mieux prévoir les besoins dans ces cas de figure, d’autant plus quand il s’agit de médicaments nouveaux et donc sans alternative thérapeutique. Pour les molécules anciennes qui figurent sur la liste des génériques, c’est plus facile.

Concernant notre relation avec l’ANSM, les informations figurent sur son site Internet ; il faut cependant bien souvent aller à leur recherche, alors que le temps officinal est de plus en plus précieux. L’envoi direct d’alertes est plus commode en ce qu’il nous permet de voir instantanément la difficulté.

Dans les cas urgents, quand on promet au patient un médicament dans les 24 heures, nous passons un temps important à trouver le laboratoire qui nous permettra de substituer, si c’est possible, une molécule à une autre. Lorsque ce n’est pas possible, il arrive que nous devions recourir à deux dénominations communes internationales (DCI) au lieu de l’unique médicament dont le patient a l’habitude : il faut alors prendre le temps d’expliquer la substitution opérée, sans compter que cela multiplie le nombre de comprimés à prendre pour des patients souvent âgés et atteints de pathologies chroniques, qui en consomment déjà parfois dix chaque jour.

Tout cela entraîne des problèmes d’observance, des risques iatrogéniques, des coûts supplémentaires pour la collectivité, et une perte de temps pharmaceutique pour l’accompagnement de ces situations. L’image de l’ensemble de la chaîne pharmaceutique s’en trouve dégradée, alors même que le système français est de grande qualité.

La transparence est pour nous une priorité. Le secteur se tend, du fait de la concentration mondiale des sites de fabrication de principes actifs ; et lorsqu’un problème survient, nous devons être en mesure d’en expliquer la raison, puisque nous sommes, dans la chaîne d’approvisionnement, au contact direct des patients. Que pouvons-nous dire lorsqu’un vaccin est indisponible alors que le discours des autorités sanitaires vise à promouvoir la vaccination ? Les patients ne le comprennent pas toujours, et c’est bien normal. Dans de telles situations, nous sommes désarmés.

D’autres ruptures sont dues à des raisons très ponctuelles. Ainsi, un pic de pollen a entraîné au mois d’avril une rupture momentanée de certains antihistaminiques du fait de l’augmentation massive de la demande. Les fabricants ne peuvent pas toujours suivre. Quand on peut substituer d’autres médicaments, ce n’est pas grave, mais nous sommes démunis quand un patient ne peut tolérer certains excipients.

Mme Marie-Christine Belleville, membre de la 4e section de l’Académie nationale de pharmacie. – Nous venons de publier, le 20 juin dernier, un rapport sur ce sujet, qui nous préoccupe depuis longtemps. On a observé une bascule en 2007 et 2008. La pénurie de matières premières à l’échelle mondiale a fait l’objet d’une première séance thématique de notre académie en 2011 : ce problème est d’autant plus sérieux que 80 % des substances actives sont fabriquées en Chine et en Inde. Une autre séance a été consacrée, en 2013, aux causes des phénomènes de pénurie.

C’est un problème polymorphe qui requiert des solutions plurielles. Le rapport que nous vous présentons porte moins sur l’officine que sur l’hôpital, dans la mesure où nous avons été largement alertés par les oncologues et les infectiologues, mais les problèmes rencontrés par les deux secteurs sont superposables.

Nous continuons par ailleurs à travailler sur la question de la disponibilité des médicaments en officine dans la mesure où les patients nous y poussent. Nous devons les aider à mieux comprendre les ruptures. Nous avons relevé au cours de nos auditions une mise sous tutelle de l’industrie pharmaceutique en matière de communication : les documents diffusés par l’ANSM sont très stéréotypés, alors que l’on pourrait sans doute disposer de davantage d’éléments. Comparons avec le Canada : plus d’éléments y sont diffusés par les industriels ; c’est donc faisable. Nous allons également continuer à travailler sur la question des exportations parallèles.

L’Académie nationale de pharmacie regroupe environ 350 pharmaciens : 120 membres titulaires, auxquels s’ajoutent 230 correspondants et un grand nombre de membres honoraires – l’honorariat étant ouvert à partir de 70 ans. Nos six sections représentent tous les aspects de la pharmacie.

Notre groupe de travail a été réactivé en mai 2017. Nous avons procédé à des auditions et des vérifications pour l’établissement de notre rapport.

Notre premier constat est le manque de coordination entre les différents acteurs publics (ANSM, DGOS, ministère de l’industrie, CEPS, HAS…). Le deuxième est la forte dépendance de l’Europe, et donc sa fragilité, quant à l’approvisionnement en matières premières. Cette dépendance persiste et s’accroîtra encore.

On observe une augmentation de la demande mondiale de médicaments, avec un phénomène de croisement des courbes en 2013 entre la demande des pays développés et celle des pays émergents. La consommation mondiale d’antibiotiques, par exemple, diminue de 4 % dans les pays riches, mais augmente de 65 % en moyenne dans les pays émergents depuis 15 ans. Or il y a peu de sites de production de médicaments, notamment pour les antibiotiques, les médicaments dérivés du sang ou encore les vaccins. Ce dernier secteur compte très peu d’opérateurs de production.

Il faut absolument un pilotage durable au plus haut niveau, tant national qu’européen. Des mesures d’urgence doivent certes être prises au cas par cas ; mais nous avons également besoin de mesures structurelles sur le long terme.

Le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique en France étant resté stable sur les dix dernières années alors que de nombreuses molécules innovantes, notamment en oncologie, ont été mises sur le marché, la part de financement disponible pour les anciens produits qui restent indispensables a mécaniquement diminué. Cette tendance risque encore de s’accentuer au cours des prochaines années. Il nous faut travailler à résoudre cet énorme problème.

À l’hôpital se pose aussi le problème des produits injectables. Le nombre de sites de production de ces produits baisse au niveau international. Les petits médicaments abandonnés, en rupture de production, représentent un autre problème : il s’agit non plus seulement de ruptures de stock, mais bien d’indisponibilité à long terme de certains médicaments, phase ultime de ces tendances aboutissant à l’arrêt de commercialisation de certains produits, notamment pour des raisons de rentabilité. Certaines situations cliniques rares ne sont plus du tout couvertes.

Environ 62 % des ruptures, à l’hôpital, concernent les antibiotiques, l’oncologie et l’anesthésie-réanimation, soit les produits les plus indispensables ! L’Europe entière est confrontée au même problème. Une nouvelle étude, annoncée par les pharmaciens hospitaliers, a été terminée en juin 2018 et est en cours de dépouillement.

J’en viens aux causes. Ce sont les facteurs économiques, tout d’abord : le prix des médicaments anciens est souvent trop bas par rapport aux coûts de production, qui augmentent de manière importante du fait des obligations liées aux pratiques de fabrication et au respect des normes environnementales. On observe dès lors un effet de ciseaux. La France est par ailleurs défavorisée par un différentiel de prix, qui ne concerne pas que les médicaments innovants : certains médicaments anciens sont moins chers en France que dans d’autres pays, notamment en Allemagne.

La faiblesse des stocks est un autre facteur, que l’on ne peut imputer à la volonté des acteurs concernés. Ils sont en tension du fait de la hausse de la demande mondiale. On ne peut reprocher aux officines de limiter leur stock dans le contexte actuel, notamment sur des produits onéreux.

Les problèmes rencontrés à l’hôpital résultent en partie des procédures d’achat mises en oeuvre depuis le programme PHARE, qui tendent à devenir de plus en plus importantes, voire géantes. Certaines procédures couvrent la France entière et concernent la majorité des hôpitaux. Dans de telles situations, l’opérateur ne peut pas suivre, sans que d’autres industriels puissent compenser dans les mêmes proportions.

La fragilité de l’Europe pour la production de substances actives est elle aussi préoccupante, et devient même dramatique. La Chine a mis en place un programme environnemental en 2013 : 80 000 usines ont été fermées en 2017. Or l’une de ces usines fabriquait l’acide clavulanique utilisé pour la production d’Augmentin®, d’où une pénurie de ce produit à l’échelle mondiale. De tels problèmes affectent également les matières premières de synthèse nécessaires à la fabrication des principes actifs, qui sont également produites en Chine. Il faut donc une action politique forte en France, au niveau du Premier ministre, afin de mettre en oeuvre une politique industrielle et de préserver nos approvisionnements. Il en va de notre indépendance sanitaire et de la protection de la santé publique.

En matière de production de médicaments, il est difficile d’anticiper les besoins. La production d’un vaccin représente par exemple trois ans de travail (à l’exception du cas particulier du vaccin contre la grippe, produit en six mois). Il suffit ainsi que dix-sept pays dans le monde, dont les États-Unis, réinscrivent le vaccin de la coqueluche dans leur programme vaccinal pour que l’on en manque en Europe : il ne suffit pas de claquer des doigts pour en produire de nouveaux.

Il existe également un problème de différenciation retardée. Aux États-Unis, les produits peuvent être répartis au dernier moment sur le territoire dans la mesure où ce sont les mêmes formules et la même langue qui sont utilisées. En Europe, les formules diffèrent légèrement d’un pays à l’autre -surtout pour les produits anciens, qui ne sont pas passés par une procédure centralisée- et les langues sont différentes, ce qui oblige à la production de notices différenciées ; ainsi un produit valable pour la France ne l’est-il pas forcément pour la Belgique.

On observe par ailleurs que les centres de décision économique à l’échelle mondiale se décalent de plus en plus vers les États-Unis – les producteurs préfèrent produire dans le pays qui achète au meilleur prix…

On observe également une complexification progressive du cadre réglementaire des variations techniques d’AMM. Il faut trois ans pour changer la taille d’un lot, selon une mécanique excessivement complexe, car le cadre européen n’est pas si harmonisé qu’on le croit ; le contenu des dossiers demandés diffère selon les pays, et certains États mettent deux mois pour examiner leur recevabilité quand d’autres en prennent trente. Pendant ces périodes, la possibilité de recourir à des stocks additionnels est limitée dans la mesure où la période de validité avant péremption dure généralement deux ans. Les premiers pays ayant accepté la modification du produit seront dès lors les mieux servis.

Un autre aspect majeur réside dans les exigences de qualité. Le programme américain de compensation et d’atténuation des ruptures, mis en place en 2013, donne d’excellents résultats, puisque l’on est passé de 100 % à 10 % de rupture en matière de qualité ; c’est ce que l’on appelle la flexibilité réglementaire. Parallèlement, on observe en France, depuis 2015, un durcissement de la réglementation et un manque de reconnaissance mutuelle des inspections ; ainsi certains industriels nous ont-ils indiqué avoir soixante-dix inspections par an, dont certaines sont divergentes.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Quelle est la genèse de la fabrication des médicaments ? Les fabricants de matières actives sont plutôt concentrés en Asie. Est-ce parce que nous avons perdu la technicité dans ce domaine ou parce que les contraintes sociales ou environnementales y sont moindres ?

Mme Marie-Christine Belleville. – Les normes se sont durcies en Europe, notamment s’agissant des produits d’oncologie et anti-infectieux, parce qu’il s’agit de produits hyper-sensibles, ce qui justifie une protection renforcée de l’opérateur et de l’environnement. Or, en raison de la baisse de prix des médicaments, l’industrie a cherché des lieux où le coût du personnel était moins important. Dans les années 1990 et 2000, la Chine et l’Inde offraient des coûts de production moins élevés -c’est peut-être moins vrai aujourd’hui- et étaient moins regardantes sur l’écologie, d’où le basculement qui s’est produit. Si l’on veut réindustrialiser en France pour y produire des substances actives, il faudra retravailler certaines synthèses pour rendre leur production écologiquement acceptable, ce qui représente, là aussi, trois ans de travail. Au-delà de ce problème d’encadrement normatif, il s’agit aussi, malheureusement et en définitive d’un problème économique : il ne faut pas se le cacher.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Et même spéculatif dans certains cas.

Mme Marie-Christine Belleville. – Oui. D’ailleurs, en 2012, les États-Unis ont pris des mesures pour parer aux difficultés liées à la production chinoise. Les Chinois sont d’excellents commerçants mais ils peuvent mettre fin du jour au lendemain à une production qu’ils n’estiment plus rentable. Pour éviter ce phénomène, les États-Unis ont adopté la loi sur les génériques « Generic Drug User Fee Amendments » (GDUFA), qui instaure une taxe d’accréditation. Ainsi, le coût initial de l’entrée sur le marché incite à y demeurer plus longtemps pour amortir cette taxe. Ils ont également créé un système de qualification d’inspection. J’avais proposé cette option en 2013, voilà plusieurs années, mais il m’avait été rétorqué que cela était impossible ; pourtant, les auditeurs privés américains s’avèrent assez qualifiés pour mener leurs travaux à bien.

M. David Alapini, président du conseil régional de l’ordre des pharmaciens du Nord-Pas-de-Calais, membre du conseil central A. – La Chine et l’Inde sont devenues les laboratoires pharmaceutiques du monde pour les matières premières. Cela tient à plusieurs facteurs : certes, leurs coûts de production sont plus faibles et leurs normes environnementales sont peut-être moins exigeantes, mais ce sont aussi et surtout les meilleurs façonniers au monde – et c’est là l’explication majeure à retenir. Aujourd’hui, ceux qui savent faire sont en Chine et, surtout, en Inde. À Bombay, il y a ainsi 5 000 entreprises pharmaceutiques, de la plus artisanale à la plus moderne.

Si l’on décide de relocaliser en France la production de certaines matières premières de médicaments, il faudra réapprendre à fabriquer ces substances. D’où l’urgence qu’il y a à se poser la question de la stratégie nationale. Dans un monde globalisé, où la fabrication d’un produit fait appel à des productions localisées dans différents pays, on ne maîtrise pas la totalité de la chaîne de production.

Mme Marie-Christine Belleville. – Nous ne disposons peut-être pas des mêmes capacités, mais nous avons d’excellents chimistes : nous en avons encore sous le pied, si j’ose dire. Le savoir-faire technique ne constitue pas selon moi le problème principal : il s’agit plutôt d’une question économique. D’ailleurs et de manière paradoxale, deux cent millions de Chinois aisés préfèrent recourir à l’industrie française ou européenne et font fabriquer certaines principes actifs en Europe.

Mme Pascale Gerbaud Anglade, membre du conseil central de la section B du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens. – Je représente la section industrielle du Conseil de l’Ordre. En matière de production, les situations diffèrent en fonction du cycle de vie des produits. Aujourd’hui, l’industrialisation est globale, mondialisée, et la question de l’approvisionnement des matières premières est un élément clef. C’est vrai, il y a de moins en moins de producteurs de matière première, ce qui implique une tension sur l’ensemble de la chaîne de fabrication. Néanmoins, si nous ne produisons pas l’ensemble de nos matières premières, nous en produisons certaines, notamment pour les produits en développement, dans la première partie de leur cycle de vie. En revanche, effectivement, plus le produit devient mature, plus on achète les matières premières auprès de fournisseurs.

M. Jean-Claude Courtoison, membre du conseil national représentant la Section C du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens. – Je veux revenir sur les distributeurs en gros. Les dépositaires sont des prestataires de l’industrie pharmaceutique. On entend dire qu’ils ne sont pas transparents, mais ils font ce que leurs donneurs d’ordre leur disent de faire. On ne peut les soupçonner de prendre des initiatives conduisant à des pénuries.

Quant aux grossistes-répartiteurs, ils ont des obligations de service public : ils doivent en permanence disposer de 90 % des médicaments vendus sur le territoire et d’un stock représentant quinze jours de vente sur leur zone de chalandise déclarée.

M. David Alapini. – Notre coopération avec l’ANSM est de bonne qualité, mais elle est sans doute perfectible. Nous souhaiterions en effet que, en plus de la liste des médicaments en rupture ou risques éventuels de rupture – qui ne se réalisent pas forcément -, nous soyons informés du nombre de molécules réellement en rupture. Cela nous permettrait de comparer les estimations de l’ANSM avec les nôtres.

Nous souhaitons aussi et surtout connaître les raisons de la rupture de stock d’un médicament. Est-ce lié à une pénurie, à l’augmentation de la demande, ou encore à l’arrêt d’une chaîne de production en raison d’une contamination ? Certains médicaments peuvent être en rupture en période d’épidémie, mais ce n’est pas un problème de production, cela tient plutôt à une demande ponctuelle plus importante que prévu.

Ensuite, en cas de situation de rupture problématique, il faudrait que nous puissions disposer de suffisamment d’éléments pour améliorer notre communication vis-à-vis des patients. S’il sait ce qui se passe réellement, le pharmacien peut mieux informer le patient.

M. Gilles Bonnefond. – Il y a deux facteurs à ces ruptures. Il y a, d’une part, un aspect industriel, lié à la concentration de la production voire des essais cliniques, et à une optimisation des stocks qui entraîne des tensions inacceptables s’agissant du secteur de la santé.

Il y a, d’autre part, les relations entre les laboratoires, les grossistes-répartiteurs et les pharmaciens, facteur non négligeable dans la réalisation des ruptures. Si, malgré son obligation de service public, le grossiste-répartiteur ne dispose pas du produit demandé, il ne peut pas en distribuer plus ni en stocker davantage. Il arrive d’ailleurs que des laboratoires décident de limiter l’approvisionnement des grossistes pour prévenir les exportations parallèles. Ainsi, même si le produit n’est pas en rupture au laboratoire, il peut l’être pour la chaîne de distribution si la fluidité de l’approvisionnement a été défaillante. Seule la transparence peut nous permettre de remédier à de telles situations et le portail DP-Ruptures peut y contribuer, sous réserve que tous les acteurs y participent et que les informations existantes soient exploitées.

Je précise par ailleurs que la concentration de la production des matières premières à l’étranger ne concerne pas que les génériques : toutes les matières premières sont fabriquées dans ces pays.

M. Yves Daudigny, président. – Du reste, ce sont les mêmes pour les princeps et pour les génériques.

L’un des objectifs de la mission d’information est de comprendre si des stratégies d’optimisation financière et économique – je le dis sans jugement, nous vivons dans un monde capitaliste et les laboratoires ont, comme toute entreprise, pour premier objectif de faire du profit – ont des conséquences en matière de santé publique. En vous écoutant, je ne suis pas rassuré, car l’organisation de la production, avec cette concentration de la fabrication des matières premières en Chine et en Inde, fragilise le reste du monde. Les causes en sont nombreuses ; il y a une dimension économique, mais cela également trait à l’acquisition, par ces pays, d’une compétence qu’il ne serait pas simple de relocaliser.

Il y a aussi la question de la distribution. J’ai découvert, pour ma part, l’existence des dépositaires ; nous connaissons tous les laboratoires, les grossistes-répartiteurs et les pharmaciens, mais moins ces acteurs, qui n’ont pas fait l’objet de dispositions dans le cadre des derniers PLFSS. Si je ne suis pas sûr qu’ils jouent un rôle important dans les situations de pénurie, il reste une question sous-jacente sur les grossistes-répartiteurs. Lorsqu’un laboratoire leur vend des médicaments, ils en deviennent propriétaires puis les redistribuent. Exportent-t-il une partie de ce stock pour en obtenir une marge plus importante sur des marchés étrangers ?

Dernière question, les pharmaciens n’achètent pas tous les médicaments via les grossistes répartiteurs ; ont-ils des lignes directes avec les laboratoires ? Quel mode de relation entretiennent-ils avec eux ?

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – Je veux réagir sur la stratégie industrielle et commerciale des entreprises. Une des missions des entreprises du médicament est de mettre leurs produits à la disposition des patients : il n’y a pas l’ombre d’un doute à avoir sur leur volonté d’y satisfaire. Les pharmaciens responsables ont l’obligation d’assurer un approvisionnement « approprié et continu », en vertu du code de la santé publique : c’est une spécificité française. L’organisation de difficultés d’approvisionnement du marché en raison de facteurs économiques n’est pas une situation observable aujourd’hui en France.

Les dépositaires agissent au nom et pour le compte de l’exploitant. Le traitement de la volumétrie des commandes est placé sous la responsabilité du donneur d’ordre, c’est-à-dire de l’industriel qui commercialise les médicaments et les vaccins.

Mme Marie-Christine Belleville. – Je pense que les grossistes-répartiteurs commencent à retravailler sur leurs systèmes de gestion et d’information interne.

S’agissant des contingentements, chaque industriel fournit en début de mois une quantité donnée de produits. Les produits arrivent tous en même temps chez le grossiste-répartiteur. Certains peuvent apparaître comme manquants dans les terminaux informatiques uniquement parce qu’ils n’ont pas encore été enregistrés dans le système d’information.

M. Yves Daudigny, président. – Ils ne sont pas enregistrés, donc ils ne sont pas disponibles.

Mme Marie-Christine Belleville. – C’est cela. Autre cas, les médicaments soignant des pathologies graves ou chroniques mais concernant de petites populations. Si autrefois les grossistes répartiteurs servaient toute la collection dans l’ensemble des 200 agences, ils ne servent désormais qu’une seule agence dans une zone géographique lorsqu’une spécialité est trop rare. Il arrive qu’une seule pharmacie dans un secteur ait besoin d’un produit donné : cela pose un problème de répartition des produits. J’ai pu observer que les grossistes pouvaient indiquer aux officines que leur produit se trouvait par exemple à Montauban, alors que son agence habituelle se trouve à Agen ; il faut alors le temps de le transférer d’une agence à l’autre. C’est plus difficile qu’on ne le croit. On ne parle pas ici de Doliprane®…

Les grossistes-répartiteurs peuvent avoir des stratégies de distribution sélective pour les produits les plus onéreux, dont certains passent plus vite en Allemagne qu’on le voudrait. Je crois cependant qu’il y a des efforts faits chez les répartiteurs, même si tout n’est pas parfait.

Les officinaux sont quant à eux de plus en plus attentifs lorsque la date à laquelle le patient va venir chercher son produit se rapproche.

M. David Alapini. – Les grossistes-répartiteurs sont approvisionnés au prorata de leur part de marché. Ils ont donc normalement la bonne quantité de chaque produit. Là où cela se corse, c’est qu’ils ont des jours précis de commande auprès des laboratoires : c’est ce que l’on appelle le cadencement. Si vous oubliez de passer votre commande le lundi, vous ne pouvez pas le faire le mardi. Si par ailleurs le lundi tombe le 14 juillet, la commande n’est pas prise en compte. Ce cadencement ajoute des jours supplémentaires à la rupture.

Les livraisons peuvent avoir été faites chez le grossiste-répartiteur, mais pas encore déballées et mises en stock. Il y a des délais qui ne sont pas nécessairement compressibles. Tout n’est pas dû à une rupture de produit en soi : il y a des cas dus à des mécanismes pervers de gestion, qui entraînent des retards.

M. Gilles Bonnefond. – Les exportations parallèles existent  bel et bien : si ce n’était pas le cas, leur interdiction n’aurait posé de problème à personne. Il suffit de lire le rapport de l’Autorité de la concurrence de 2014. Je ne dis pas qu’elles sont les seules causes de tension ; mais elles provoquent une perte de confiance dans les acteurs de la chaîne du médicament. Le grossiste-répartiteur est un logisticien ; il a des obligations qu’il ne respecte pas toujours. Certaines officines en milieu rural doivent ainsi payer des frais de livraison lorsqu’elles font appel à un autre grossiste-répartiteur que celui ou ceux auxquels elle fait appel habituellement : ce ne sont pas de bonnes pratiques.

M. Yves Daudigny, président. – Une officine peut donc avoir plusieurs grossistes-répartiteurs ? Comment le choix se fait-il ?

M. Gilles Bonnefond. – Cela dépend d’accords de services, de la proximité, du nombre de livraisons par jour. Il vaut mieux pour une officine travailler avec au moins deux grossistes-répartiteurs, sinon trois, car ils n’ont pas les mêmes ruptures. Le grossiste répartiteur a une obligation de service public qui n’est pas respectée lorsqu’il impose à une officine des frais de livraisons, alors qu’il dispose déjà d’une marge pour se rémunérer.

Les pharmaciens peuvent s’adresser directement aux industriels, via un dépositaire ou non. Cela relève de choix de gestion de la part des entreprises : traditionnellement, nous travaillons beaucoup en direct avec certains laboratoires comme Sanofi. Heureusement que nous avons un approvisionnement pluriel, sans quoi nous serions dans de plus grandes difficultés encore ! Ce qui pose problème, c’est quand le laboratoire vous impose de travailler en direct, sous prétexte qu’il s’agit d’un médicament onéreux ou que la population concernée par un produit est faible. Dans ce cas, si vous commandez le vendredi, vous n’aurez le médicament que le mardi : la qualité de l’approvisionnement se trouve dégradée.

M. Yves Daudigny, président. – Pourquoi les laboratoires poussent-ils dans ce sens ?

M. Gilles Bonnefond. – Ils ne veulent pas donner aux grossistes un produit s’il est rare et cher, quand bien même il est indispensable. Mais ils pourraient au moins le donner à un établissement central, s’ils ne veulent pas le donner à l’ensemble d’entre eux : cela permet d’approvisionner dans la nuit l’établissement local qui en formule la demande et de revenir à des délais raisonnables. Ces pratiques des laboratoires nous causent un travail supplémentaire, car la commande n’est pas automatisée.

Mme Sophie Sergent. – Le pharmacien d’officine est un professionnel de santé de premier recours, qui doit faire preuve d’accessibilité et de disponibilité. Nous aussi sommes responsables d’un service public, en coopération avec les grossistes-répartiteurs. Il est important de rappeler la place qui est la nôtre dans la prise en charge de la santé publique.

Nous passons normalement commande le soir avant la fermeture pour une livraison le lendemain matin. Grâce au DP-ruptures, nous pouvons être informés que la livraison n’interviendra qu’un ou deux jours plus tard, par exemple parce que l’agence locale doit être approvisionnée par l’agence régionale : cela nous permet d’anticiper l’accompagnement du patient dans la délivrance de son traitement. Il y a une différence entre un « manque labo », un « manque quota » ou un « manque rayon », et il est important de pouvoir en être informés au quotidien.

Je remercie les grossistes-répartiteurs lorsqu’ils peuvent nous fournir des dotations de Pneumovax®. Ce produit devait normalement être disponible en septembre 2017, mais nous devons gérer des listes d’attente, presque des tickets de rationnement ! Il est inacceptable d’avoir vingt à trente patients fragiles en attente, qui sont concernés par les modifications du calendrier vaccinal, et de devoir demander à la protection maternelle et infantile (PMI) la plus proche si elle ne peut pas en prendre en charge un ou deux… Nous sommes heureux quand les grossistes-répartiteurs nous trouvent deux ou trois vaccins et que nous pouvons dire à quelques patients qu’ils n’attendront pas davantage. Le choix du grossiste-répartiteur est un choix d’affinité, de proximité et de facilité commerciale.

Il résulte cependant des questions de logistique et de gestion évoquées par les collègues des différences d’image entre officines qui n’ont pourtant rien à voir avec la compétence de leurs praticiens. Quand on est au contact avec les patients, c’est difficile à vivre : il faut en tenir compte.

L’achat direct au laboratoire peut être une bonne idée si l’on souhaite passer une commande importante. Il existe cependant plusieurs cas de figure. L’OFEV®, par exemple, est un médicament d’exception contre la fibrose pulmonaire, prescrit uniquement par un spécialiste hospitalier, et que nous pouvons commander uniquement auprès du laboratoire pour une livraison le lendemain matin. Pour ce type de produit, nous anticipons afin de mettre en place un accompagnement supplémentaire du patient, et prenons garde à intégrer le week-end dans nos prévisions de commande. Pour d’autres médicaments comme l’Humira®, il existe deux formes galéniques différentes : de manière surprenante, le stylo injectable est disponible par commande directe auprès du laboratoire, tandis que la seringue est distribuée par les grossistes-répartiteurs. Cela nous permet de passer des commandes directes lorsque la forme seringue est en rupture. Nous sommes cependant obligés à un exercice intellectuel permanent pour prévenir et gérer les difficultés d’approvisionnement, et devenons ainsi logisticiens.

Les patients commencent à être confrontés à ces ruptures : ils nous appellent à l’avance. Mais le système français est arrivé à saturation. Il a le mérite de permettre la confiance des patients dans les médicaments, car il n’y pas de médicament contrefait, grâce au bon fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement. Mais attention ! Un patient sur deux télécharge des applications de santé ; on parle de plus en plus de télémédecine ; 75 % des patients de plus de 12 ans ont un smartphone. Si le système français réglementé n’est plus capable de satisfaire leurs besoins, les patients achèteront leurs médicaments sur Internet. C’est un risque de santé publique qu’il faudra prendre en compte.

M. Yves Daudigny, président. – En vous écoutant, nous avons bien conscience que le métier de pharmacien est un peu plus compliqué que de tirer un tiroir pour y prendre une petite boîte et la mettre sur le comptoir….

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Merci d’avoir rappelé que les pharmaciens participaient au service public. L’apparition du pollen a suscité une pénurie… ?

Mme Sophie Sergent. – Oui, une épidémie d’allergie a provoqué une tension. Certains produits étaient en rupture, mais nous avons pu nous en sortir grâce aux génériques. Cependant, à l’heure actuelle, trois génériqueurs sont encore en rupture.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – On estime le taux général de contrefaçons à 10 à 15 %. Vous avez la certitude qu’il n’y en a jamais dans les médicaments ?

Mme Sophie Sergent. – La chaîne d’approvisionnement repose sur plusieurs professions réglementées. Nous commandons auprès des grossistes-répartiteurs, qui, eux, se fournissent auprès des industries pharmaceutiques. Cette chaîne garantit la non-falsification des médicaments.

M. Gilles Bonnefond. – Dans le circuit classique, aucun médicament contrefait n’est introduit. Je ne dis pas que l’Europe n’est pas exposée, mais certainement pas comme l’Afrique. Si vous achetez des médicaments sur Internet, vous êtes nécessairement exposé à ce risque…

M. Yves Daudigny, président. – N’est-ce pas interdit ?

M. Gilles Bonnefond. – Si, mais comment interdire un achat sur un site étranger ? C’est une vraie faille. L’Europe a récemment introduit le principe de la sérialisation pour sécuriser encore davantage le circuit de distribution des médicaments et dispositifs médicaux. Il faudrait cependant que toutes les transactions, quelle que soit leur localisation, et pas seulement la transaction finale, soit suivies. D’une manière générale, le système fonctionne cependant très bien.

M. Yves Daudigny, président. – La vente sur Internet est un sujet à lui tout seul. Je peux acheter du Pneumovax® sur Internet ?

M. David Alapini. – Non, il est en rupture.

Mme Sophie Sergent. – Si vous en trouvez, je ne vous conseille pas de l’acheter : c’est forcément une contrefaçon.

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – Nous sommes tous d’accord sur la robustesse de la chaîne d’approvisionnement pharmaceutique. Il n’est pas possible d’introduire un produit contrefait dans la chaîne.

M. David Alapini. – A ce jour, pas un seul n’a été détecté en France dans la chaîne de distribution. Sur Internet, c’est un sur deux.

M. Jean-Michel Descoutures, pharmacien hospitalier, membre du Bureau de l’Académie nationale de pharmacie. – Les ruptures sont un vrai problème à l’hôpital. Dans mon établissement, j’en ai recensé 53 dans toutes les classes, depuis le début de l’année 2018. Ce sont les mêmes que celles qui ont été citées auparavant. Nous nous fournissons en lien direct avec les laboratoires ; les grossistes-répartiteurs ne représentent qu’à peine 1 % de nos achats – du dépannage pour l’essentiel.

Nous subissons ruptures et contingentements de plein fouet, sans avoir le plus souvent de solution alternative. Notre politique d’appels d’offres, via le plan Phare (Performance Hospitalière pour des Achats Responsables) a permis de fortes baisses de prix. Un médicament génériquable sous brevet qui perd ce dernier perd 80 à 90 % de son prix du jour au lendemain ; c’est ce qu’on appelle la falaise du brevet. Au renouvellement de l’appel d’offres, le prix chute avec l’arrivée des génériques. Il faut bien comprendre la contrepartie de ce système : le laboratoire titulaire du brevet se retire de la procédure d’achats, les génériqueurs se font concurrence, puis il n’en reste qu’un.

Le Fluorouracile® est un MITM indispensable pour de nombreuses chimiothérapies. Comme son prix est au plus bas, les fabriquant préfère le vendre aux Etats-Unis, où il est vendu beaucoup plus cher. C’est par ailleurs un produit difficile à fabriquer et fréquemment concerné par des rejets de lots. Pour les oncologues, cela impose de changer de protocole, mais un rapport de l’Académie montre que cela ne donne pas les mêmes résultats cliniques, ce qui occasionne une perte de chances pour les patients…

M. Yves Daudigny, président. – Si je comprends bien, il y avait monopole d’un médicament princeps, puis concurrence entre génériques, puis monopole d’un générique. Mais pourquoi cela occasionne-t-il une rupture ?

M. Jean-Michel Descoutures. – Le marché est très tendu. S’il y a un défaut de fabrication chez le producteur ayant gagné l’appel d’offres, il ne peut plus livrer. S’il y a un autre producteur pour un MITM, l’ANSM lui dira de livrer tout le monde, mais comme il ne pourra le faire correctement, il perdra ses propres contrats… C’est un effet domino !

M. Yves Daudigny, président. – Mais pourquoi y a-t-il plus de tension que lorsqu’il n’y avait qu’un seul princeps ?

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – À l’appel d’offres, nous ne retenons qu’un seul acteur qui est dès lors seul responsable de l’approvisionnement. Les autres l’intègreront dans leurs prévisions. Lorsque l’ANSM se retourne vers eux, soit il n’y a plus de chaîne de production, soit elle est insuffisante. Au stade du princeps, il y a un outil industriel qui permet de répondre à la demande. Ce n’est plus le cas dès lors que le marché devient plus fragmenté.

M. Jean-Michel Descoutures. – L’information du médecin est aussi très importante. Or, les médecins sont peu ou mal informés par les autorités de santé. L’anticipation permettrait d’amorcer un dialogue avec les patients sur les alternatives thérapeutiques.

M. Jean-Claude Courtoison. – Dans le circuit national, il n’y a pas de cas avéré de contrefaçon : il est étanche et, malgré les déremboursements récents, beaucoup de médicaments restent remboursables, ce qui ôte l’attrait de l’achat sur Internet. Chez nos voisins, on a enregistré trois cas de médicaments contrefaits, découverts par les patients qui, en ouvrant leur boîte, s’aperçoivent que les comprimés n’ont pas l’aspect usuel. Les trois cas sont en Allemagne.

Mme Marie-Christine Belleville. – Comme toujours !

M. Jean-Claude Courtoison. – L’Angleterre et la Suisse sont aussi touchées.

Mme Marie-Christine Belleville. – C’est lié à la distribution parallèle, qui est parfois doublée par la contrefaçon.

M. Jean-Claude Courtoison. – Quant à l’export parallèle, c’est une réalité. C’est d’ailleurs une activité parfaitement légale pour les grossistes-répartiteurs.

M. Yves Daudigny, président. – J’allais le dire.

M. Jean-Claude Courtoison. – C’est indiqué noir sur blanc sur leurs autorisations d’ouverture d’établissements pharmaceutiques. Mais ces flux sont très marginaux. Par ailleurs, même si les grossistes-répartiteurs représentent moins de 1 % de l’approvisionnement des hôpitaux, ceux-ci ressentent fortement – comme les officines – les ruptures.

Mme Sophie Sergent. – N’oublions pas les pharmaciens des territoires et départements d’outre-mer, qui voient s’ajouter au délai de mise à disposition le temps de transport.

M. David Alapini. – C’est vrai aussi lorsqu’un médicament est produit à l’étranger.

M. Jean-Michel Descoutures. – Lorsqu’un MITM vient à manquer sur le territoire, l’ANSM en importe. Sont ensuite délivrées des autorisations temporaires d’utilisation (ATU) nominatives, les produits étant délivrés par les pharmacies à usage intérieur des hôpitaux. À l’hôpital, cela ne pose pas de problème mais pour un patient qui va habituellement à la pharmacie, ce nouveau circuit de distribution peut perturber ses habitudes et le déstabiliser. Aussi avions-nous demandé à ce que les pharmaciens d’officine puissent également délivrer des ATU, mais ce n’est toujours pas possible.

M. Yves Daudigny, président. – Les ATU n’ont plus de secret pour nous ! Elles imposent d’aller acheter le médicament dans une pharmacie d’hôpital.

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – La réglementation l’impose en effet. Pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), les industriels importent des équivalents étrangers, et il peut arriver que des produits de ville ne soient plus disponibles qu’à l’hôpital.

Mme Marie-Christine Belleville. – La loi de santé publique de 2016 comporte une disposition à cet égard, que l’on n’a pas encore fait vivre. C’est pourtant une demande forte des associations de patients : aller à l’hôpital, c’est être un peu plus malade.

M. Yves Daudigny, président. – Nous avons beaucoup parlé de transparence. Quelles sont vos préconisations ?

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – Le conseil de l’ordre veut non seulement de la transparence mais aussi une meilleure information, pour une meilleure compréhension. Il importe que chaque acteur puisse comprendre avec précision chaque situation. Quelle que soit la durée d’une rupture, ses causes peuvent sans doute être mieux identifiées et cette information mieux partagée.

M. David Alapini. – Le pharmacien d’officine devrait être autorisé, en cas de rupture avérée, à recourir à un médicament équivalent, pourvu qu’il en informe le médecin. Il faudrait aussi un coordonnateur national auprès du Premier ministre, qui pourrait anticiper les ruptures, car ce phénomène, en devenant chronique, revêt une importance stratégique.

M. Gilles Bonnefond. – Plutôt que de pallier les effets des ruptures, il faut mieux les anticiper en traitant leurs causes. D’abord, il faut une stratégie européenne de fabrication et de constitution de stocks-tampons, en concertation avec les industriels. Puis, il faut prévenir les ruptures occasionnées par la chaîne de distribution. L’outil actuel DP-Ruptures, automatisé, fonctionne bien, et bénéficie de la légitimité de l’Ordre. Encore faut-il qu’il soit alimenté par une information exhaustive, et que celle-ci soit traitée convenablement, sans volonté de substitution. Cela réduirait de 30 % à 40 % les cas de rupture.

Il me semble par ailleurs qu’au Québec, les pharmaciens peuvent déjà proposer un médicament équivalent en cas de rupture. Ils perçoivent pour cela une rémunération supplémentaire, car c’est une responsabilité en plus. Cette possibilité va plus loin que la faculté de substitution de génériques : il s’agit ici de changer de molécule.

Mme Marie-Christine Belleville. – Oui, ils le peuvent, depuis 2015 au moins. Pour nous, une coordination au plus haut niveau est indispensable. Il faut également un plan d’action sur chaque produit, qui soit public et suivi, et la cause de chaque rupture doit être communiquée. Les appels d’offre des hôpitaux doivent être revus pour rester régionaux. Sinon, la pénurie au centre frappe tous les autres établissements.

Mme Sophie Sergent. – Il faut anticiper les ruptures, en détectant les hausses de pathologies chroniques, les épidémies et les évolutions dans les recommandations de prise en charge. Il faut aussi davantage de transparence : les pharmaciens d’officine ont beaucoup souffert de la polémique sur le Levothyrox®. C’est la première fois que les patients ont été ainsi montés contre leurs pharmaciens par les médias ! À telle enseigne que, le lendemain, certains sont revenus s’excuser. Enfin, à préconisation identique, les pharmaciens doivent pouvoir remplacer un médicament par un autre médicament équivalent.

M. Yves Daudigny, président. – N’est-ce pas déjà possible ?

Mme Sophie Sergent. – Nous pouvons substituer un générique à un médicament. Mais proposer une autre molécule pour la même indication est autre chose.

M. Yves Daudigny, président. – Cela dépasse le cadre de la substitution. J’y suis très favorable.

M. Jean-Michel Descoutures. – On le fait à l’hôpital en cas de rupture.

M. Yves Daudigny, président. – C’est qu’il y a une plus grande proximité entre pharmaciens et médecins.

M. Jean-Michel Descoutures. – Oui, à travers le comité des médicaments.

Mme Marie-Christine Belleville. – Il faudrait peut-être développer une telle proximité en ville.

M. Gilles Bonnefond. – Proposer un équivalent a un impact sur le coût pour l’assurance-maladie, et il faut en informer le médecin. L’ANSM peut former à cela.

Mme Pascale Gerbaud Anglade. – On pourrait accroître la rapidité d’information des professionnels. Les industriels ne communiquent pas directement envers les patients, car la communication professionnelle de santé est verrouillée par les autorités – ce qui est bien légitime.

Mme Marie-Christine Belleville. – Je signale toutefois que les professionnels de santé ne sont pas très versés dans l’écrit. Pour le Levothyrox®, 240 000 courriers leur ont été par trois fois envoyés, sans beaucoup d’effet.

M. Gilles Bonnefond. – Nous avons réuni en septembre les médecins et les pharmaciens, et cela a apporté un apaisement certain, après l’emballement médiatique.

Mme Marie-Christine Belleville. – Il faudrait renouveler ce type d’initiative, mais en amont.

M. Yves Daudigny, président. – J’ai vécu la crise du Levothyrox® de très près. J’espère qu’elle ne rebondira pas après les analyses en cours.

Mme Sophie Sergent. – Les pharmaciens hospitaliers n’ont pas noté d’effets indésirables tant que les patients n’étaient pas au courant de ce que les médias disaient.

M. Yves Daudigny, président. – J’ai l’expérience inverse, et bien documentée ! Je comprends bien que la situation des pharmaciens d’officine n’est pas facile dans cette affaire. Les ruptures concernent-elles également les médicaments chimiques et biologiques ?

M. Jean-Michel Descoutures. – Uniquement les médicaments chimiques. Les médicaments biologiques de référence, pas plus que les biosimilaires, n’ont connu de rupture. Heureusement, car le changement de traitement serait complexe.

Mme Marie-Christine Belleville. – La zone la plus fragile, dans leur production, est dans les premières années. Les autorisations de mises sur le marché n’arrivent pas toutes en même temps, mais elles peuvent générer des tensions fortes. Et, pour des produits biologiques, l’exigence de qualité est une fragilité. Pour les biosimilaires, les mêmes conditions prévalent.

M. Yves Daudigny, président. – Sont-ils fabriqués en Europe ?

Mme Marie-Christine Belleville. – Non.

M. Yves Daudigny, président. – Donc ce n’est pas une question de continent de fabrication.

M. Gilles Bonnefond. – Les biosimilaires sont introduits à l’hôpital pour faire des économies, comme ce fut le cas pour les génériques, même si l’écart de prix n’est pas le même. Et les médecins hospitaliers adaptent leurs prescriptions aux appels d’offre.

M. David Alapini. – Deux sujets relèvent d’une stratégie nationale : la relocalisation, à long terme, et les mécanismes de détermination des prix des MITM – d’autant que le plan de M. Trump nous promet de sérieuses négociations avec les États-Unis.

M. Yves Daudigny, président. – Les décisions du président des États-Unis font peser une menace non seulement sur les approvisionnements en médicaments, mais sur le commerce mondial en général.

Notre commission des affaires sociales a décortiqué le sujet du prix des médicaments sous tous ses aspects.

Pour ce qui concerne les pénuries, nous avons bien conscience de l’existence de médicaments anciens dont l’utilité thérapeutique reste néanmoins très importante, et dont les laboratoires arrêtent la fabrication, leur prix étant si bas qu’ils ne trouvent plus d’intérêt à les vendre. La même molécule, d’ailleurs, réapparaît parfois sous un autre nom, vendue cinq ou dix fois plus cher ! Autrement dit, il pourrait être économique d’augmenter certains prix.

M. David Alapini. – Tout à fait. Il faudrait que le CEPS (comité économique des produits de santé) le comprenne.

M. Yves Daudigny, président. – Mais le CEPS, hélas, ne se préoccupe que des médicaments dits innovants.

Mesdames, messieurs, je vous remercie pour votre participation ; vous nous avez donné beaucoup d’éléments dont j’espère que nous saurons tirer le meilleur parti. Il n’y a pas de solution miracle, mais peut-être ferons-nous avancer les choses.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Emmanuel Déchin, délégué général de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), et de M. Hubert Olivier, vice-président de la CSRP et président-directeur général d’OCP Répartition

M. Yves Daudigny, président. – Notre mission d’information poursuit ses travaux par l’audition de MM. Hubert Olivier, vice-président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP) et président-directeur général de l’entreprise OCP Répartition, et Emmanuel Déchin, délégué général de la CSRP. Elle sera l’occasion d’échanger sur le rôle essentiel des grossistes-répartiteurs dans la chaîne d’approvisionnement en médicaments et vaccins des 22 000 officines réparties sur le territoire national. Ils assurent l’approvisionnement continu du marché français, afin de répondre aux besoins des patients et participe, à ce titre, à la prévention et à la gestion des ruptures de stock.

Eu égard à ces obligations de service public, le juste niveau de rémunération de la distribution, en particulier pour les médicaments génériques, apparait déterminant – ce sujet n’est pas à proprement parler celui de la pénurie, mais nous y avons été sensibilisés. Nous serons également attentifs à votre évaluation de la collaboration entre grossistes-répartiteurs, laboratoires exploitants, officines et pouvoirs publics dans la prévention et la gestion des situations de pénurie, et à votre sentiment sur certaines pratiques économiques, du côté de l’offre comme de la distribution, pouvant induire des risques de ruptures.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – La matinée a d’ores et déjà été très riche ; n’appartenant pas au monde de la santé, je fais de nombreuses de découvertes. Mon regard, en tant que membre de la commission des affaires économiques, est un peu différent de celui de notre président, membre de la commission des affaires sociales.

Vous avez déjà reçu un questionnaire fourni, qui pourra servir de trame à cette audition. Je souhaite vous poser, très brièvement, quelques questions complémentaires. Estimez-vous efficace votre coopération avec les autorités sanitaires, notamment avec l’ANSM, lors d’une rupture de stock ? Pourriez-vous nous fournir quelques précisions sur le rôle des dépositaires de médicaments dans la chaîne de distribution et sur la manière dont ils contribuent, ou non, à prévenir les situations de rupture ? Quelle est votre appréciation des différents dispositifs mis en place par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, en particulier des obligations qui incombent à votre profession ?

Vous représentez un maillon important de la chaîne du médicament ; nous sommes impatients d’entendre vos propositions pour remédier aux pénuries.

M. Hubert Olivier, vice-président de la CRSP et président-directeur général d’OCP Répartition. – Nous vous remercions de votre invitation et allons tenter de vous éclairer sur le fonctionnement de notre métier.

La CSRP agit sur la distribution des médicaments en ville et, très minoritairement, vers l’hôpital, où nous traitons moins de 1 % des flux. Or, si le phénomène des pénuries est extrêmement problématique, il l’est surtout à l’hôpital, s’agissant notamment des anticancéreux et des antibiotiques.

Notre métier consiste à acheter les produits de santé auprès des laboratoires, à les stocker puis à les vendre aux officines de ville. Nous travaillons sur une gamme extrêmement large de plus de 35 000 références.

Il convient de distinguer ruptures de médicaments et situations de pénurie. Il n’existe pas de définition uniforme des ruptures ; d’après les textes, il y a rupture lorsqu’un pharmacien se trouve dans l’incapacité de délivrer un produit pendant 72 heures. Nous voyons les choses différemment et qualifions de rupture la situation où un produit n’est pas disponible au moment où nous le commandons. Les ruptures ainsi définies sont fréquentes ; leur durée peut être très courte, mais aussi relativement longue. Il y a a contrario pénurie lorsqu’un produit est durablement indisponible : les patients ne peuvent plus être traités et se pose un véritable problème de santé publique, qui ne peut être réglé que par le recours à un traitement alternatif ou par un report du traitement. Les pénuries, heureusement pour notre pays, sont beaucoup moins fréquentes que les ruptures. En matière de distribution de médicaments en ville, les pénuries concernent avant tout les vaccins. Pour le reste, il n’arrive pour ainsi dire jamais que nous soyons durablement sans solution.

Nous sommes approvisionnés – je parle de l’ensemble de notre profession – à hauteur de 85 % en moyenne des quantités que nous commandons auprès des laboratoires : 15 % des unités sont donc manquantes dès la commande. En aval, le chiffre est de 95 % : sur le total des produits commandés par les pharmacies françaises, la proportion de ceux que nous ne sommes pas en mesure de leur livrer est donc seulement de 5%.

Notre métier s’inscrit dans le cadre d’obligations de service public – nous sommes dans l’obligation de détenir en permanence au moins 90 % des références de médicaments existants et au moins deux semaines de stocks de consommation courante. L’existence même de la répartition pharmaceutique permet de diviser par trois les quantités manquantes entre ce qui est commandé aux laboratoires et ce qui est livré aux officines. Grâce à la répartition, la chaîne de distribution est donc relativement efficace.

Ces chiffres ne signifient pas que les 5 % de médicaments que nous ne pouvons livrer se traduisent immédiatement en ruptures du point de vue des patients : tout dépend des stocks des officines, que nous ne maîtrisons pas. Il se peut qu’une rupture courte ne soit pas perçue par les patients ; en revanche, si la durée de la rupture au sens de l’acteur intermédiaire que nous sommes est longue, cette situation peut tomber dans la définition des ruptures telle qu’elle s’applique au niveau des officines, c’est-à-dire 72 heures d’indisponibilité.

Les ruptures concernent la quasi-totalité des classes thérapeutiques, presque tous les types de produits et un très grand nombre de laboratoires : le phénomène est général. Il peut s’agir d’un produit générique, auquel le pharmacien peut substituer une autre marque, ou de produits de grande consommation médicale, type paracétamol, pour lesquels il existe différents fournisseurs. Cette année, des ruptures sont intervenues, au début du printemps, sur les antihistaminiques, mais la reconstitution des stocks s’est faite très rapidement et personne n’en a entendu parler.

L’essentiel des difficultés que nous traitons est donc invisible du point de vue de la santé publique. Une exception – il s’agit probablement de notre principale difficulté : 10 % des produits que nous traitons, qui représentent 50 % de la valeur du marché, sont des produits « sous quota » ou « sous contrainte d’allocation », pour lesquels le laboratoire définit la quantité qu’il livre aux répartiteurs. Ces produits sont compliqués à gérer ; les pharmaciens le savent et adaptent leurs comportements d’achat aux contraintes de quantité. Nous devons donc fréquemment traiter des situations de non-disponibilité de produits sous quota.

La mise sous quota ressort d’une décision du laboratoire : 600 spécialités pharmaceutiques, sur 10 000, sont soit sous quota soit sous contrainte d’approvisionnement, soit 10 % du volume et 50 % de la valeur du marché. Les médicaments concernés sont en général d’un prix élevé ; ils peuvent être d’intérêt thérapeutique majeur. Dans ce genre de situations, le produit est en général disponible en début de mois ; il l’est moins en fin de mois.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – La France est-elle davantage exposée que ses voisins européens aux phénomènes de pénurie ?

M. Hubert Olivier. – A défaut de disposer d’éléments chiffrés, nous savons que la situation française n’est pas isolée. Par exemple, les pénuries de génériques sont assez fréquentes en Grande-Bretagne – les génériques y sont achetés par appels d’offres, ce qui peut concentrer le marché sur un ou deux laboratoires et fragiliser l’approvisionnement. Nous ne pouvons pas vous renseigner de façon précise ; les ruptures relèvent avant tout d’enjeux industriels de fabrication, et les laboratoires sont internationaux.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Des textes législatifs ont été produits ; chacun souhaite leur application. Quelles sont vos obligations, en tant que grossistes-répartiteurs, en matière de signalement des difficultés d’approvisionnement ?

M. Emmanuel Déchin. – Les principales obligations des grossistes-répartiteurs sont permanentes et ressortent de leur mission de service public en matière de stockage, de modalités de livraison et d’astreinte. Elles assurent efficacement et sans discrimination la livraison des officines. Nous devons approvisionner le marché français de façon appropriée et continue, mais également signaler toute rupture de stock qui n’aurait pas fait l’objet d’une information de l’ANSM ou d’un laboratoire.

M. Yves Daudigny, président. – Votre profession est régulièrement mise en cause au sujet des pénuries, au motif qu’elle exporterait certains médicaments aux dépens des pharmacies françaises. Sachez que je n’ai nul grief contre les grossistes-répartiteurs, dont j’ai pu observer, dans mon département, la compétence et le sens de l’intérêt général. Je suis également sensible à vos arguments économiques s’agissant notamment des médicaments génériques. Mais vous arrive-t-il parfois de privilégier l’exportation pour une raison commerciale ? Quel est l’impact de la demande européenne sur le marché français ?

M. Hubert Olivier. – Cette accusation revient effectivement souvent en situation de pénurie… Elle est cependant très éloignée du coeur du problème !

M. Yves Daudigny, président. – Il est exact que vous n’intervenez que pour 1 % des ruptures, fréquentes, de produits à l’hôpital…

M. Hubert Olivier. – Absolument ! Si les grossistes-répartiteurs étaient responsables des ruptures d’approvisionnement, comme expliquer leur fréquence à l’hôpital, notamment sur des anticancéreux, où nous n’intervenons pas ? Avant d’épouser la profession il y a six ans, j’exerçais dans l’industrie pharmaceutique, où il était habituel car arrangeant de faire peser la responsabilité des ruptures sur les grossistes-répartiteurs. Fort heureusement, les opinions ont évolué et il est désormais reconnu que les ruptures résultent d’une multiplicité de facteurs liés à la fabrication des produits, notamment l’accès contrarié à des principes actifs en provenance d’Asie et le recul des capacités de production des laboratoires, qui causa par exemple récemment une rupture en Ibuprofène.

Vous avez eu la gentillesse de le souligner : nos entreprises sont engagées et responsables ; elles agissent dans un cadre légal précis au service de l’approvisionnement du marché français. Leur activité d’export, qui ne porte que sur des stocks additionnels, apparaît donc largement secondaire, bien qu’elle s’avère plus rémunératrice. Du reste, notre profession connaît d’inquiétantes difficultés financières, comme le soulignait récemment la Cour des comptes. Malgré l’export, nous ne dégageons aucun bénéfice : les autorités ne nous donnent pas les moyens d’assurer la mission de service public de distribution de médicaments qui nous a été confiée.

M. Yves Daudigny, président. – Pour quelle raison vendez-vous les médicaments plus cher à l’export ? Quelle est, par ailleurs, la part de cette activité dans le chiffre d’affaires de votre profession ?

M. Hubert Olivier. – L’Autorité de la concurrence, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et la Cour des comptes se sont tour à tour penchées sur notre activité d’exportation, qui ne représente guère que 2 % du chiffre d’affaires. Notre marge est supérieure à l’export car les prix des médicaments sont plus élevés dans nombre de pays européens, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne.

M. Yves Daudigny, président. – À l’étranger, vendez-vous directement les médicaments aux officines ou passez-vous par des intermédiaires ?

M. Hubert Olivier. – Nous traitons avec des importateurs.

M. Emmanuel Déchin. – Les obligations de service public des grossistes-répartiteurs font l’objet de contrôles réguliers des agences régionales de santé (ARS) et de l’ANSM. Or, nul professionnel n’a encore été mis en cause sur le grief d’une priorité donnée à l’export.

M. Hubert Olivier. – N’oubliez pas qu’à notre mission de service public s’ajoutent les obligations prévues par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, qui a créé les plans de gestion des pénuries (PGP) dans le cadre desquels l’exportation de certains produits peut être temporairement interdite.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – S’agissant de votre activité d’exportation, les stocks additionnels de produits sont-ils calculés sur le fondement de la demande des officines ou fixés par une obligation réglementaire ?

M. Hubert Olivier. – Ils sont fonction de la demande sur le marché français.

M. Yves Daudigny, président. – Les représentants des pharmaciens, que nous avons entendus précédemment, nous ont exposé le fonctionnement du dispositif de dossier pharmaceutique relatif aux ruptures de stock, dit DP-Ruptures. Les grossistes-répartiteurs y participent-ils ?

M. Hubert Olivier. – Le dispositif DP-Ruptures, efficace, permet aux 14 000 officines qui y participent de signaler les médicaments en rupture, soit environ 300 produits indisponibles chaque mois, pour une durée moyenne de quarante jours. Il rassemble uniquement les laboratoires, les officines et l’ordre des pharmaciens.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Compte tenu de votre positionnement, vous portez certainement un regard sur les différents acteurs de la chaîne du médicament. Quelles seraient vos préconisations pour améliorer l’approvisionnement du marché ?

M. Hubert Olivier. – Il convient manifestement de renforcer le partage de l’information entre laboratoires, officines et grossistes-répartiteurs afin d’améliorer sa transmission aux professionnels de santé. Nous souhaiterions à ce titre être intégrés au dispositif DP-Ruptures.

Veillons cependant à ne pas créer d’effets pervers, notamment un sur-stockage de produits par les officines dès lors qu’un risque de rupture serait annoncé. L’objectif est, au contraire, de retarder le plus possible la survenue d’une rupture, puis de partager les informations pertinentes entre tous les acteurs de la chaîne afin de la gérer au mieux.

Enfin, ainsi que nous l’avons indiqué à l’ANSM, il nous semble utile de mettre en oeuvre un mécanisme logistique destiné au retour du produit sur le marché. De fait, lorsqu’un médicament est à nouveau disponible, le laboratoire va livrer sans distinction les 186 grossistes-répartiteurs installés en France métropolitaine. En cas d’urgence, le retour d’un produit sur le marché pourrait être accéléré en limitant sa distribution, dans un premier temps, aux établissements pivots de répartition : cela permettrait de gagner plusieurs jours. Il s’agirait d’un dispositif très technique et logistique, mis en place en aval d’un PGP, et visant à assurer un réapprovisionnement du marché sur une période courte.

Nous partageons, par ailleurs, l’esprit des propositions pertinentes portées par l’Académie de pharmacie.

M. Yves Daudigny, président. – Sauf erreur de ma part, il existe entre vingt-cinq et trente établissements pivots de répartition sur le territoire national.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Pourriez-vous fournir à notre mission un tableau retraçant les principaux risques et ruptures effectives de médicaments et de vaccins des dernières années ?

M. Hubert Olivier. – De telles données appartiennent à chaque grossiste-répartiteur et nous ne les agrégeons pas. En moyenne, nous estimons que, chaque mois, 300 à 500 références de médicaments, sur un total de 11 000, se trouvent en rupture sur le marché français. Mais une analyse plus fine, dont je doute d’ailleurs de l’utilité -il s’agit de données de gestion pour un instant donné, et non d’éléments d’évaluation- nécessiterait un décompte beaucoup plus sophistiqué… Pour ce qui concerne l’entreprise que je dirige, par exemple, la rupture la plus importante des six derniers mois a concerné l’aspirine, puis le Lovenox® et un vaccin. Rappelez-vous néanmoins que pénurie et rupture ne doivent pas être confondues !

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Notre mission d’information traite également des vaccins. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

M. Hubert Olivier. – Toujours pour mon entreprise, des vaccins contre les infections à pneumocoques, le tétanos, l’hépatite B et le papillomavirus, en provenance de différents fabricants, ont enregistré une rupture au cours des six derniers mois, ce qui ne signifie toutefois nullement que toutes les officines aient été concernées.

M. Yves Daudigny, président. – Un précédent intervenant nous indiquait que les ruptures concernaient les médicaments chimiques et non les biologiques, dont ressortent pourtant les vaccins. Qu’en pensez-vous ?

M. Hubert Olivier. – Nous n’avons jamais fait une telle distinction, ni entendu pareille affirmation.

M. Emmanuel Déchin. – Les chiffres doivent être maniés avec précaution car ils ne disent pas tous la même chose. À titre d’illustration, la liste de l’ANSM comprend 150 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) : 50 en rupture, 50 en tension et 50 en situation de retour sur le marché. DP-Ruptures, pour sa part, fait apparaitre en continu les ruptures en officine, correspondant à 72 heures sans possibilité de dispenser un produit, durée pouvant varier à l’initiative du pharmacien, dans au moins 5 % des pharmacies. Quant aux chiffres du CSRP, ils n’ont d’autre utilité que de nous permettre de piloter notre activité.

M. Hubert Olivier. – La liste de l’ANSM comprend 150 références de MITM, tandis que DP-Ruptures fait état d’environ 300 signalements mensuels tous produits confondus, dont, logiquement, les 50 MITM en rupture listés par l’ANSM.

M. Yves Daudigny, président. – L’ANSM ne fait, me semble-t-il, aucune distinction entre pénurie et rupture.

M. Emmanuel Déchin. – Elle agrège seulement les signalements des laboratoires sur les MITM en rupture ou tension, dans un souci d’informer les professionnels de santé et de trouver des solutions alternatives.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – L’affaire du Levothyrox® a-t-elle engendré des difficultés d’approvisionnement particulières ?

M. Hubert Olivier. – Nous avons dû répondre à une demande complexe de mise sur le marché de quantités limitées dans des délais contraints, dans un contexte où les pharmaciens, malgré la pression des patients concernés, ne devaient pas conserver de stock. Nous avons donc réalisé un approvisionnement sur mesure des 22 000 officines.

M. Yves Daudigny, président. – De qui émanait cet ordre de mission ?

M. Hubert Olivier. – Les laboratoires et l’ANSM nous l’ont conjointement demandé.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Quelles en furent les conséquences pour les patients ? Les besoins ont-ils tous été satisfaits ?

M. Hubert Olivier. – Nous ne pouvons distribuer que les quantités qui nous sont fournies au choix des pouvoirs publics et des laboratoires… Dans le cas du Levothyrox®, seule une minorité de patients devait repasser sous l’ancienne formule.

Lorsqu’aucun problème ne se pose, personne ne s’intéresse à nous, puis on nous redécouvre à la faveur d’un événement comme le Levothyrox®… Les laboratoires, qui pour certains distribuent eux-mêmes leurs produits phares, comme les pharmaciens, nous oublient vite. Nous aimerions que notre rôle soit reconnu et apprécié sur la durée. S’il n’existe pas, en France, de désert pharmaceutique, il faut en remercier les grossistes-répartiteurs et prendre en considération leurs difficultés économiques.

M. Yves Daudigny, président. – L’ancienne formule du Levothyrox® est-elle bien fabriquée par le même laboratoire ? Il existe, en outre, quatre autres médicaments de même type fabriqués par d’autres laboratoires, n’est-ce pas ?

M. Hubert Olivier. – Absolument !

M. Yves Daudigny, président. – Lorsque plusieurs pharmacies vous demandent d’être livrées d’une ancienne formule de Levothyrox® mais que vous ne disposez que de quantités limitées, sur quels critères choisissez-vous entre officines ?

M. Hubert Olivier. – Nous ne le pouvons pas ! S’agissant du Levothyrox®, nous n’avons livré qu’une à deux boîtes par officine.

M. Yves Daudigny, président. – Tous les patients disposant d’une ordonnance pour l’ancienne formule ont-ils pour autant pu en bénéficier ?

M. Hubert Olivier. – Oui, mais le cas du Levothyrox® demeure unique.

M. Yves Daudigny, président. – Nous vous remercions pour ces précisions.

La réunion est close à 12 h 35.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

– Présidence de Mme Laurence Cohen, vice-présidente –

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de Mmes Céline Perruchon, sous-directrice de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins de la direction générale des soins (DGS), Martine Bouley, chargée de dossier au sein du bureau du médicament de la DGS, Emmanuelle Cohn, cheffe du bureau de la qualité et sécurité des soins de la direction générale de l’organisation des soins (DGOS), et M. Raphaël Ruano, responsable du programme achats de la DGOS

Mme Laurence Cohen, présidente. – Je remercie nos intervenants d’avoir répondu à notre invitation. Cette audition devrait notamment nous permettre de mieux comprendre comment le ministère conçoit son rôle de régulateur et de coordinateur des acteurs du secteur – industriels, distributeurs et professionnels de santé – pour faire face efficacement aux situations de pénurie, aux stades de l’information, de la prévention et de la résolution. Au fil de nos auditions, nous avons pu mieux percevoir l’ampleur de la tâche.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – N’étant pas issu du monde médical, je découvre chaque jour, dans le cadre de cette mission d’information, de nouvelles facettes importantes de vos fonctions. Nous allons vous poser un ensemble de questions dont vous avez reçu la trame, mais nous serions aussi heureux de recevoir vos contributions écrites pour alimenter nos réflexions.

Les situations de pénuries de médicaments et de vaccins ont-elles un coût pour les finances de l’assurance maladie ? À combien l’estimez-vous ?

Pourriez-vous nous faire un premier bilan de la mise en oeuvre des mesures prévues par la loi « Santé » de janvier 2016 ?

Y a-t-il des travaux actuellement en cours au sein du ministère de la santé sur le sujet des pénuries de médicaments ? Devons-nous nous attendre à des mesures législatives ou réglementaires dans un avenir proche ?

Quel est le regard du ministère de la santé sur les stratégies industrielles mises en oeuvre par les laboratoires, qui peuvent être à l’origine de pénuries ? La mise en place de dispositifs contraignants, voire coercitifs est-elle à ‘l’étude ?

Mme Cécile Perruchon, sous-directrice de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins de la DGS. – En 2008, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a reçu 44 signalements de rupture ou de risque de rupture d’approvisionnement ; en 2013, elle en a reçu 453, notamment pour des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. C’est une augmentation très marquée, mais il faut également prendre en compte les évolutions législatives et réglementaires. Dès 2012, une première série de mesures obligeait les industriels à déclarer les ruptures d’approvisionnement et à mettre en place des centres d’appel ; en 2016 a été introduite l’obligation pour les fabricants de définir des plans de gestion de pénurie pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, dont la mise en place est suivie par l’ANSM et assortie de sanctions en cas de non-respect du plan. Cela permet d’anticiper les risques de rupture, notamment liés à un arrêt volontaire de production ou à un problème survenu dans la chaîne de production.

Ces chiffres doivent s’analyser aussi dans un contexte de mondialisation de la production et de la commercialisation des médicaments, avec des sites, voire des établissements en cours de regroupement mais aussi une chaîne de production vulnérable et complexe, notamment pour les vaccins, et soumise à divers aléas de fabrication. Ce n’est pas un phénomène propre à la France, c’est pourquoi il convient de multiplier les rapprochements au niveau européen pour partager les solutions envisagées.

Le coût des pénuries pour l’assurance-maladie ne peut pas être évalué précisément pour le moment. Les facteurs de coût sont la nécessité d’importer les médicaments qui ne sont pas produits sur le territoire national, mais surtout la gestion de la pénurie, qui représente un coût pour l’ANSM chargée de cette gestion, pour les établissements de santé contraints de mettre en place des procédures ad hoc, pour les administrations qui doivent informer les établissements, les agences régionales de santé (ARS) et les professionnels. Nous essaierons de vous donner des informations chiffrées sur ce point.

Les mesures prévues dans la loi « Santé » 2016 ont été mises en place en janvier 2017, ce qui nous donne un recul limité pour leur évaluation. Nous avons néanmoins commencé la réflexion, aux côtés de l’ANSM, en sollicitant également le LEEM (Les Entreprises du médicament) sur son ressenti vis-à-vis des plans de gestion. Un premier bilan partiel a néanmoins été établi par l’ANSM sur une vingtaine d’antibiotiques. Il apparaît que les plans de gestion des pénuries mis en place par les industriels mériteraient une harmonisation, ou du moins un échange sur les attendus. Faut-il établir un plan de gestion-type ou simplement un guide pratique de gestion des pénuries ? La question n’est pas encore tranchée et les réflexions se poursuivent.

La France tente faire partager ses positions au niveau européen. L’ANSM a participé à un groupe de travail de l’Agence européenne des médicaments (European Medicines Agency – EMA), réfléchissant notamment à la question de l’exportation parallèle des médicaments par les grossistes-répartiteurs. La DGS a eu l’occasion de présenter les plans de gestion mis en place en France en novembre 2016 à Bratislava, lors d’une conférence consacrée aux ruptures d’approvisionnement. La définition d’une pénurie, d’une rupture d’approvisionnement ou d’un médicament d’intérêt thérapeutique majeur varie en fonction des États. Les plans de gestion des pénuries, qui ne sont qu’un élément de notre dispositif, ont été salués comme une avancée lors de cette conférence.

Les pénuries de médicaments feront partie des thèmes évoqués dans le cadre des travaux préparatoires au prochain Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), présidé par le Premier ministre, qui aura lieu la semaine prochaine.

Je ne peux à ce stade vous apporter de réponse concernant les dispositions législatives et réglementaires qui pourraient être prises. L’ensemble des acteurs, les industriels comme les autorités compétentes, s’approprient le dispositif. De ce point de vue, un changement des règles serait peut-être prématuré.

Mme Laurence Cohen, présidente. – Dans quelle mesure la tendance des industriels à produire en flux tendus vous semble-t-elle influer sur l’augmentation des situations de pénurie de médicaments ?

Outre le renforcement des mesures de prévention et la responsabilisation des acteurs de l’offre et de la distribution, une action sur les prix des médicaments vous semble-t-elle incontournable pour mettre un terme à la multiplication des pénuries, en particulier pour les médicaments génériques ? Peut-on envisager de revaloriser le prix de certains médicaments anciens pour prévenir les arrêts de commercialisation et préserver la multiplicité des fournisseurs ?

Quelle évaluation faites-vous du commerce parallèle de médicaments dans le marché intérieur européen et quel est, selon vous, son impact sur le marché du médicament en France ? Certains distributeurs ont-ils tendance à privilégier les marchés européens et étrangers plus attractifs ?

L’ANSM et les services du ministère procèdent-ils à une évaluation des plans de gestion de pénurie élaborés et mis en oeuvre par les industriels pour faire face à une situation de pénurie ? L’État a-t-il les moyens d’apprécier l’adéquation du plan de gestion de pénurie à la gravité de la pénurie et, dans le cas où il jugerait ce plan insuffisant, peut-il contraindre l’entreprise à revoir son plan ?

Dans quelle mesure les services de l’État pourraient-ils renforcer la communication auprès des professionnels de santé et du grand public sur les plans de contingentement des stocks qu’il met en place pour faire face à un risque de pénurie de vaccin ? On se souvient de la pénurie de vaccin contre l’hépatite B en 2017, qui a surpris certains professionnels et associations de patients sans doute en raison d’un manque d’information.

Enfin, pensez-vous que l’État doive mettre en place un laboratoire public du médicament ?

Mme Céline Perruchon. – Le flux tendu est une stratégie de production dans un contexte international très concurrentiel. Plus le flux est tendu et la production complexe, plus le risque de pénurie est élevé. Le moindre problème de production, la moindre inflexion du marché accroissent le risque de rupture, même si ce n’est pas le seul facteur.

Nous réfléchissons aux actions à mener sur les génériques et les médicaments anciens. Cela soulève toutefois un problème d’équité, car la fixation des prix obéit aux mêmes règles pour l’ensemble des médicaments.

Mme Martine Bouley, chargée de dossier au sein du bureau du médicament de la DGS. – L’Italie, l’Espagne et le Portugal, qui sont très impactés par l’exportation et le commerce parallèle, ont pris des mesures pour y remédier.

La France dispose d’un arsenal juridique très protecteur, qui soumet notamment les grossistes à une obligation de service public. Nous sommes par exemple le pays le plus exigeant en termes de stocks – les grossistes doivent disposer de quinze jours de stock pour les neuf dixièmes de leurs médicaments. Ce stock tampon permet d’atténuer les effets de l’exportation.

Aux termes de la loi « Santé » de 2016, les grossistes doivent d’abord s’acquitter de leur obligation de service public, et il leur est interdit d’exporter en cas de rupture.

L’ANSM réalise des campagnes d’inspection et applique des sanctions administratives et bientôt financières aux grossistes pris en défaut.

Nous sommes donc beaucoup moins impactés par le commerce parallèle que d’autres pays, en particulier du Sud.

Mme Emmanuelle Cohn, cheffe du bureau de la qualité et sécurité des soins de la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS). – Les laboratoires ont la possibilité de renégocier les prix des vieux produits, notamment quand ils jugent que leur attractivité n’est pas suffisante. Cela permet d’éviter un certain nombre de pénuries.

Nous avions relayé largement l’information relative à la pénurie de vaccin contre l’hépatite B en diffusant des notes d’information auprès des établissements de santé pour expliquer le contingentement, et en prévenant les officines de ville.

Mme Laurence Cohen, présidente. – Vous n’avez pas répondu à ma question relative au laboratoire public du médicament…

Mme Martine Bouley. – Les pénuries touchent principalement de vieux médicaments, et surtout des médicaments injectables. Or leur production étant soumise à des normes très contraignantes, elle requiert des installations spécifiques et du personnel formé. Cela ne s’improvise pas…

Mme Céline Perruchon. – L’intérêt de l’État est plutôt de renforcer son rôle de régulateur et de coordinateur entre autorités compétentes que de développer un rôle d’industriel où il pourrait se trouver en difficulté au sein d’un marché très concurrentiel.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – De quelles mesures d’urgence contraignantes nos autorités sanitaires disposent-elles ?

Mme Céline Perruchon. – L’élaboration d’un plan de gestion des pénuries est déjà une obligation assortie de sanction.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – En cas de pénurie, le recours à des médicaments de substitution impose parfois au personnel médical de se livrer à une « gymnastique » médicale qui est source de sur-risque.

Mme Emmanuelle Cohn. – Les industriels sont désormais contraints de communiquer en amont sur l’éventualité d’une rupture.

Dans la plupart des cas, pour remédier à ces ruptures nous avons recours à des autorisations d’importation de produits comparables, c’est-à-dire des mêmes produits destinés à un autre marché. Il s’agit donc en règle générale du même principe actif, du même dosage, des mêmes modalités d’administration et des mêmes posologies, ce qui permet de minimiser le risque vous évoquez.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Je constate que la moralité n’est pas toujours la préoccupation première d’un certain nombre d’acteurs. Or la santé et l’humain devraient être au centre de leur démarche. Comment peut-on cultiver la politique du risque zéro ?

Mme Martine Bouley. – Les choses évoluent au niveau européen. Sous la pression des États membres, l’EMA et la Commission européenne s’emparent du sujet.

Je rappelle que toutes nos réglementations se fondent sur les articles 81 et 23 bis de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – C’est un voeu pieux !

Mme Martine Bouley. – Je serais un peu moins pessimiste. Le Portugal, qui souffrait d’une importante exportation parallèle vers l’Allemagne, les Pays-Bas et les pays du Nord, a mis en place une réglementation et un module d’inspection ayant pouvoir de sanction qui ont permis de résoudre les problèmes de pénurie.

Mme Céline Perruchon. – Ce n’est donc pas forcément un voeu pieux, mais c’est un voeu qui se construit !

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – N’y voyez aucun pessimisme, sinon nous ne serions pas là.

Mme Laurence Cohen, présidente. – Notre mission d’information n’est pas là seulement pour réaliser un état des lieux, mais pour ouvrir des pistes afin de sortir des difficultés que nous rencontrons.

Que pensez-vous d’un prix socle des médicaments destinés aux hôpitaux ?

L’Algérie a récemment réalisé un travail de remise à niveau interne de sa production de médicaments. Cette expérimentation pourrait-elle être élargie à la France ? J’évoquais précédemment des laboratoires publics, notamment au Brésil, qui ont fait des expérimentations très concluantes sur le sida. Sortons de nos cadres de pensée et généralisons les expériences qui peuvent l’être.

M. Raphaël Ruano, responsable du programme national d’achats hospitaliers de la DGOS. – Dès que les prix atteignent des seuils bas, certains industriels sortent du jeu. Les stratégies sont européennes davantage que mondiales, et l’attractivité de la France est remise en question. Dans certains cas, l’industriel refuse d’aller plus loin en raison des stratégies financières de son groupe, sauf renégociation. Un faible niveau de prix a ainsi une influence sur les comportements et donc les ruptures potentielles. Il est difficile de déterminer le juste prix. C’est visible dans le cas des prix administrés, qui ont un caractère incitatif…

Mme Laurence Cohen, présidente. – Je n’évoquais pas le cas général, mais celui des marchés hospitaliers.

M. Raphaël Ruano. – Tout comme moi. Un prix trop bas engendre un risque de fuite et donc de rupture, même si la France et l’Allemagne sont des pôles d’activité importants. Il y a de nouveaux marchés émergents, comme les pays de l’Est. Nous devons établir un rapport de force équilibré pour discuter du bon niveau de prix, mais la mise en oeuvre concrète n’est pas facile.

Dans notre politique d’achats, nous devons davantage réfléchir aux leviers pouvant être utilisés sur les marchés des médicaments concurrentiels – pour les médicaments monopolistiques, le rapport de force nous est extrêmement défavorable, d’où des prix administrés. Nous le faisons déjà en partie.

Depuis quelques années, la massification croissante des achats décidée en 2006 pour faire des économies d’échelle, avec des contrats nationaux – qui ont eu certains bénéfices – est remise en question. Lorsque les contrats globaux conduisent les industriels à devoir livrer des quantités très importantes sur l’ensemble du territoire, ils sont rapidement en difficulté et ont un risque de rupture. En effet, les stratégies des laboratoires sont européennes. Des quotas de production annuels sont attribués à la France. Dès que la demande avoisine ces quotas, la tension entre la vente et la production accroît la probabilité de rupture de stock.

Nous avons adopté des recommandations pour limiter la massification des contrats pour les médicaments concurrentiels, afin de réduire les risques de rupture et ouvrir l’accès des contrats à d’autres compétiteurs, comme les fabricants de génériques, qui ne savent pas répondre à des appels d’offres nationaux mais pourraient répondre à des appels d’offres régionaux. Cette multiplication des acteurs réduit le risque. Certes, cela ne résout pas le problème de pénurie de matières premières communes à différents produits…

Auparavant, nous ne référencions qu’un seul industriel. Dès qu’il avait des difficultés à livrer les quantités nécessaires, celui-ci se retrouvait seul face à l’hôpital. Nous sommes en train de définir une nouvelle stratégie optimisée d’achats avec des référencements multiples : dès lors qu’un fournisseur serait en difficulté, nous aurions l’outil contractuel pour activer une deuxième source. Certes, il y a des effets de bord…

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Pourriez-vous nous transmettre un tableau retraçant les principales ruptures de stock et risques de rupture de stock depuis dix ans, en précisant les causes de ces difficultés et les solutions apportées ?

Mme Céline Perruchon. – Nous pouvons le demander à l’ANSM mais il n’est pas sûr qu’elle puisse vous fournir des chiffres à dix ans, en raison de l’état des systèmes d’information à l’époque, qui ne se sont adaptés qu’à partir du moment où des mesures plus contraignantes ont été mises en place, soit vers 2012-2013.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Il nous serait utile d’avoir aussi ces informations pour les médicaments qui ne sont pas d’intérêt thérapeutique majeur.

Mme Martine Bouley. – L’ANSM ne suit que les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. C’est par le Dossier pharmaceutique-Ruptures que nous pouvons disposer de ces informations, qui seront aussi partielles car le DP-Ruptures est rempli par ses adhérents : plus de 12 000 officines, deux tiers des établissements pharmaceutiques.

M. Jean-Pierre Decool, rapporteur. – Cela nous serait utile.

Mme Laurence Cohen, présidente. – Que pensez-vous de l’expérience algérienne ?

Mme Emmanuelle Cohn. – La présence de sites de fabrication en France fait partie des critères que nous prenons en compte dans la négociation de prix administrés auprès d’industriels. Nous accorderons un prix supérieur aux laboratoires lorsqu’ils produisent en France ou lorsqu’ils investissent en France – même si c’est un levier assez faible. La plupart des laboratoires pharmaceutiques sont internationaux, et les sites français ne sont pas très attractifs…

Mme Martine Bouley – C’est le but des mesures du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS). Nous avions bien identifié ce problème pour les anciens médicaments. Nous avons organisé des réunions avec le LEEM, l’association « GEnérique Même MEdicament » (Gemme), l’ANSM et la DGS.

Nous envisageons aussi – comme le signalait également le rapport de l’Académie nationale de pharmacie – de faciliter les démarches pour fluidifier le marché, à travers une convergence des conditionnements primaires et des notices des médicaments anciens à l’échelle européenne. Un pays a un dosage à 90 milligrammes, un autre à 100 milligrammes, sans une différence majeure d’effet thérapeutique. C’est pour cela que les importations sont plus compliquées à organiser, car les prescripteurs doivent s’adapter à ces petits changements. Cela change les mentalités. Cette piste favoriserait les échanges et l’harmonisation. Nous devons creuser rapidement cette piste, notamment avec des notices multilingues.

Mme Laurence Cohen, présidente. – Je vous remercie.

La réunion est close à 16h25.

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