Affaire Lévothyrox : chronique d’une crise annoncée

Brigitte CHAMAK

Les composantes de cette crise sont multiples et face à la complexité des éléments à prendre en compte pour comprendre l’ampleur de cette affaire et l’augmentation des effets indésirables chez les patients entre 2017 et 2018 en France, beaucoup ont préféré incriminé les patients eux-mêmes et leur soi-disant propension à se laisser influencer par les médias, même si les alertes médiatiques étaient postérieures aux effets subis.

Aujourd’hui, Merck est accusé d’avoir, entre mars 2017 et mars 2018,  trompé ou tenté de tromper les patients traités par Lévothyrox, en s’abstenant de délivrer une information complète sur le changement de formulation de ce médicament et les risques de déséquilibres thyroïdiens et d’effets indésirables pouvant survenir du fait de ce changement avec, pour conséquence, des effets préjudiciables pour la santé des patients.

Changements sans précautions

Dès 2009, il est question pour Merck de modifier sa formule. En janvier 2012, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), devenue  l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) le 1er mai 2012, constate que Merck surdose légèrement son produit lévothyroxine d’environ 5 %  au moment de la fabrication afin de gagner en durée de stabilité. L’AFSSAPS estime que ce surdosage de 5 % n’est pas justifié par les données qui montrent une bonne stabilité (après 36 mois de conservation une teneur en lévothyroxine de 97 % en moyenne pour les dosages les plus faibles et de 100 % en moyenne pour les dosages les plus élevés). L’agence estime que ce surdosage pourrait être réduit, voire supprimé. En février 2012, I’AFSSAPS demande à Merck de se conformer aux spécifications de teneur en lévothyroxine sodique de 95,0 % à 105,0 % pendant toute la durée de vie de ses produits finis.

Cette demande de l’ANSM ne correspond pas à un problème identifié chez les patients puisque les 3 millions de patients traités avaient trouvé un équilibre avec cette formulation qui n’engendrait pratiquement pas d’effets indésirables. Par ailleurs, un changement de dosage devait obligatoirement être signalé aux professionnels et aux patients puisque, compte tenu de la marge thérapeutique étroite de la lévothyroxine, de faibles changements dans la dose de médicament pouvaient avoir d’importants effets sur les patients.

Or, lors de la mise sur le marché, en 2017 de la nouvelle formulation de lévothyroxine par Merck avec l’accord de l’ANSM, ces précautions n’ont pas été prises. Les excipients ont été modifiés : suppression du lactose, remplacé par le mannitol, et ajout d’acide citrique. Selon les experts, le mannitol présente une solubilité plus importante, et par conséquent une vitesse de solubilisation plus rapide que le lactose. La vitesse de libération et de mise à disposition du principe actif est nettement supérieure en changeant simplement le lactose par du mannitol.

Des interactions physico-chimiques entre le principe actif et les excipients peuvent affecter la stabilité, la sécurité et l’efficacité thérapeutique du médicament, surtout quand la teneur en excipients est bien supérieure à celle du principe actif (milligrammes vs microgrammes). Des études scientifiques ont mis en évidence des interactions entre mannitol et lévothyroxine et ont démontré que la lévothyroxine sodique est plus stable en milieu basique. L’ajout d’acide citrique était donc problématique et contesté par des publications validées (cf. rapport Vandamme et al.).

Le dossier d’AMM ne comporte aucune analyse thermique qui aurait pu mettre en évidence des potentielles interférences alors que ces types d’analyses sont réalisés couramment et de plus en plus fréquemment en recherche et développement depuis de nombreuses années.

Recommandations de Merck valables pour les génériques mais pas pour la nouvelle formulation de Merck ?

En avril 2009, après l’autorisation de mise sur le marché de génériques du lévothyrox, Merck adressait à l’AFSSAPS un courrier mettant en garde sur les risques liés à la substitution du Lévothyrox par un médicament générique, sans surveillance du prescripteur, du fait des déséquilibres thyroïdiens générés par le changement de produit pour le patient. Compte tenu de la marge thérapeutique étroite de la lévothyroxine, de faibles changements dans la dose de médicament pouvaient avoir d’importants effets sur les patients. Le laboratoire MERCK soulignait également les limites des études de bioéquivalence et préconisait une surveillance attentive de tous les patients. Les réserves exprimées en 2009 par Merck étaient tout aussi valables en 2017 mais Merck et l’ANSM n’en ont pas tenu compte lors de la mise sur le marché de cette nouvelle formulation.

En 2010, des notifications de perturbation de l’équilibre thyroïdien lors de la substitution d’une hormonothérapie thyroïdienne par le générique levothyroxine Biogaran ont conduit le 20 septembre 2010 à l’ouverture d’une enquête de pharmacovigilance relative aux risques liés à la substitution entre deux spécialités à base de lévothyroxine. Cette enquête a permis de confirmer le signal de perturbation de l’équilibre thyroïdien après une substitution par le générique. Pourtant, cet épisode n’a pas servi de leçon à Merck et l’ANSM avant la mise sur le marché de la nouvelle formulation en 2017.

Conséquences pour les patients : multiplication des effets indésirables

Le premier rapport du Centre Régional de Pharmacovigilance (CRPV) de Rennes du 10 octobre 2017 indique 14 633 signalements effectués en 6 mois. Les effets indésirables les plus fréquemment rapportés sont de la fatigue, de l’asthénie, des migraines, des céphalées et des vertiges, des troubles musculaires de type myalgie et contractures musculaires, de l’arthralgie, de l’alopécie, des sueurs profuses, des troubles abdominaux type nausées, vomissements, constipations et diarrhée ainsi que des bouffées de chaleur, de la tachycardie et des palpitations, de la prise ou perte de poids. Des troubles psychiques tels que l’anxiété, l’insomnie et les dépressions ont également été signalés. Il est précisé que le délai moyen d’apparition des signes cliniques chez ces patients ont été de moins d’un mois, bien avant l’impact des réseaux sociaux.

Le deuxième rapport du CRPV de Rennes (25 janvier 2018) concernant la période du 11 septembre au 30 novembre 2017 sur la base des cas enregistrés dans la base nationale de pharmacovigilance et la base de données de pharmacovigilance du laboratoire MERCK, confirme que le changement de formulation a été à l’origine, chez certains patients, d’un déséquilibre thyroïdien puisque l’arrêt de la prise de la nouvelle formule était l’élément déterminant des améliorations. Ainsi, concernant l’évolution des symptômes, il est mentionné qu’avec le maintien de la nouvelle formule, les patients ne présentaient que peu ou pas d’amélioration (7%), le maintien de la nouvelle formule avec adaptation des doses n’était pas beaucoup plus efficace (14%), tandis que l’abandon de la nouvelle formule et le passage à une alternative donnait 65% d’amélioration.

Toujours dans ce deuxième rapport du CRPV, il est précisé que dans 67 % des cas, les patients ont signalé des effets indésirables alors que leur TSH était dans les normes, indiquant ainsi une déconnection entre la nature des signes cliniques et les résultats de dosages de TSH. Le directeur du Centre Régional de Pharmacovigilance de Lyon, a expliqué que pour certains patients, lorsque la TSH était dans la norme, elle pouvait toutefois varier de façon suffisamment importante pour que le patient ait des symptômes.

Le troisième rapport du CRPV de Rennes (4 juillet 2018) indique que plus de 31 000 patients au total ont signalé des effets indésirables.

Un article paru en 2011[1]a mis en évidence un tiers de déséquilibre thyroïdien en cas de passage d’un médicament à base de lévothyroxine à un autre pendant le traitement, (19,8 % des patients se sont retrouvés avec un taux de TSH faible et 17,4 % avec un taux de TSH élevé). L’enquête de pharmacovigilance réalisée par le CRPV de Rennes a indiqué la même proportion de déséquilibre lors du passage à la nouvelle formulation de Merck en 2017. Cette publication de 2011 n’a été prise en compte ni par MERCK, ni par l’ANSM. Ils n’en ont pas fait état dans leur communication, avant et pendant cette substitution de l’ancienne à la nouvelle formule.

Il est à rajouter que chaque sujet présente son propre point d’équilibre de régulation thyréotrope, en grande partie déterminé génétiquement, et appelé « set point». Chaque patient pouvait donc être impacté en cas de substitution.

Autre problème de taille: les différences d’un lot à l’autre. Selon un rapport d’expertise, les paramètres critiques du procédé de fabrication n’ont pas été suffisamment documentés dans le dossier d’AMM. Aucune étude de l’influence de la température et de la vitesse de pulvérisation n’a été mentionnée dans le dossier et aucune précision n’a été apportée quant à une structuration identique des granulés d’un lot à l’autre et d’une différence de porosité dans les granulés. Or, les caractéristiques structurelles des granulés constituant les comprimés ont une incidence sur la mise à disposition du principe actif. Il apparaît clairement deux cinétiques de libération en fonction du diamètre des granulés, d’où l’importance de garantir la reproductibilité des paramètres critiques de fabrication des comprimés.

Absence d’essai clinique sur les patients

Outre, ces manques de précautions flagrants de la part de Merck, ce qui choque le plus, c’est que cette nouvelle formule n’a jamais été testée sur des patients avant d’être mise en vente et imposée à tous. Le rapport sur l’essai clinique de bioéquivalence qui a été diffusé en octobre 2017 concerne une étude réalisée sur 204 volontaires n’ayant aucun problème de thyroïde et la moyenne masquait les différences individuelles. L’étude de Concordet et al. 2019[2] indique que pour plus de 50 % des personnes incluses dans cette étude, la bioéquivalence avec l’ancienne formule ne serait pas obtenue.

En 2009, un expert de Merck expliquait qu’un médicament générique dont la bioéquivalence est démontrée est néanmoins susceptible d’entraîner un surdosage ou un sous-dosage pouvant avoir des effets nocifs et il soulignait les limites « bien connues » des essais cliniques de bioéquivalence puisque les études sont réalisées à forte dose, sur des volontaires sains et ne reflètent pas la variabilité inter individuelle et intra individuelle.

Des experts consultés par Merck avant la mise sur le marché ont signalé trois éléments qui posaient problème dans les études de bioéquivalence: la dose importante (600 µg), le fait qu’il s’agisse d’une dose unique et que l’étude soit faite sur des volontaires sains qui n’étaient pas malades de la thyroïde. Ils ont proposé à Merck de réaliser une étude avec des patients traités par Lévothyrox ancienne formule et nouvelle formule. Merck n’a pas donné suite.

Manque d’information et de communication

La lettre aux professionnels de santé en date du 27 février 2017 transmise par MERCK sous l’autorité de l’ANSM indique en gras que « Les modalités de prise et de suivi sont inchangées hormis pour les patients à risque pour qui un suivi spécifique et un contrôle de l’équilibre thérapeutique est recommandé. »

Alors même qu’en juillet 2015 Merck précisait à l’ANSM qu’un écart de l’ordre de -2% à -3% en dose de LT4 était à prévoir lors de la transition vers la nouvelle formule, cette information n’a pas été mentionnée dans la lettre aux professionnels de santé.

En 2009, lors de l’introduction des génériques, MERCK avait défendu auprès de l’ANSM un projet de mise en garde qui concernait tous les patients, et non les seuls patients à risque. Lors du changement de formulation de son médicament, il n’a pas proposé à l’ANSM une semblable mise en garde, adressée à tous les patients alors même que ce changement obligatoire concernait 3 millions de patients.

Les professionnels de santé n’ont pas été invités à informer les patients du changement de formulation et de ses conséquences cliniques potentielles. S’agissant des médecins prescripteurs, le choix conjoint de MERCK et de l’ANSM a été, de ne pas les informer des risques potentiels de cette substitution. S’agissant des pharmaciens, l’information était axée essentiellement sur le packaging, sans éléments d’alerte. La substitution était présentée comme une amélioration et concernant le statut de « sujets à risques » ils n’avaient ni l’information ni le temps nécessaire pour en juger.

Contrairement à l’affirmation de Merck selon laquelle les associations de patients auraient été informées avant la mise sur le marché de la nouvelle formule du Lévothyrox, l’Association des Malades de la Thyroïde (AFMT) n’a été ni informée ni consultée.

En guise de conclusion, et compte-tenu de tous ces manquements, une des questions à poser aujourd’hui, est celle qui a trait à l’explication de la diminution, voire de l’absence de signalements d’effets indésirables après 2018 : s’informer sur les changements de formulations qui sont intervenus depuis 2018 est donc essentiel.


[1] Okosieme et al. Adequacy of thyroid hormone replacement in a general population, QJM. 2011 May,104(5), 395-401.

[2] Concordet et al. Levothyrox® new and old formulations: are they switchable for millions of patients? Clin Pharmacokinet. 4 april 2019.

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