Mediator, les dessous d’une enquête

La première fois que la journaliste Anne Jouan et le professeur Christian Riché se sont rencontrés, à l’automne 2010, elle s’était dit qu’il faudrait « sortir les rames » pour le faire parler. Lui, qui avait imaginé se retrouver face à une femme « grande, élancée, avec un air conquérant », l’avait trouvée « ordinaire » et avait jugé cela « finalement rassurant ».

Si Anne Jouan a révélé, dans « le Figaro », divers aspects du scandale du Mediator, c’est notamment grâce au professeur Christian Riché, médecin, pharmacologue qui occupa d’éminentes fonctions à l’Agence française du Médicament. Une source cruciale dont l’identité était restée jusque-là secrète. Dans « la Santé en bande organisée » (Robert Laffont), le livre qu’ils cosignent, chacun a écrit ses propres chapitres. Champ et contrechamp, en quelque sorte. Le lecteur pénètre ainsi en parallèle dans l’univers de la presse et dans celui de la santé. Et les deux sont passionnants.

Le Mediator, c’est ce médicament des laboratoires Servier pour les diabétiques en surcharge pondérale qui, durant des années, a été prescrit comme coupe-faim à bien d’autres patients. Or, ses redoutables effets secondaires ont entraîné la mort de centaines de personnes. En novembre 2009, il est retiré de la vente, autant dire très tardivement, alors que son interdiction en Espagne, six ans plus tôt, et en Italie, cinq ans plus tôt, aurait dû sonner l’alarme. Le professeur Riché a constaté de l’intérieur toutes les défaillances d’un système, la pharmacovigilance, qui a failli à sa mission : protéger les citoyens. Les raisons sont multiples. Il raconte les connivences, les compromissions, la porosité entre les instances étatiques et les laboratoires pharmaceutiques. On suit des carrières qui font le va-et-vient entre les deux. Et quand survient un pépin, les représentants de l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) inspectent d’« anciens collègues et amis, dans une sorte de vase clos endogame ». Leur rapport concernant le Mediator sur lequel s’est appuyée toute l’instruction sur le médicament a d’ailleurs laissé des angles morts. Quel que soit le côté de la barrière, beaucoup appartiennent à « l’amicale Kouchner » (Bernard Kouchner a été chargé de la Santé dans différents gouvernements), « entrelacs de relations professionnelles aux intérêts jalousement préservés tenant la politique de santé de l’Hexagone depuis Michel Rocard jusqu’à aujourd’hui », écrit le Pr Christian Riché.

Une question de vie ou de mort

Une scène très anecdotique mais ô combien symbolique retient l’attention : un jour, Martin Hirsch, alors dans le gouvernement Sarkozy, épingle la Légion d’honneur à son mentor Didier Tabuteau qui a dirigé l’Agence du Médicament depuis sa création en 1993 jusqu’en 1997 (en octobre 1995, il signe la fin du Mediator dans les préparations réalisées à la demande par les pharmaciens. En revanche, le médicament reste en vente dans les officines… jusqu’en novembre 2009). Quelques minutes plus tard, Tabuteau (aujourd’hui l’un des personnages les plus importants du pays puisqu’il est vice-président du Conseil d’Etat) remet à Hirsch l’Ordre national du mérite.

En fait, c’est une pneumologue, Irène Frachon, et non l’Agence du Médicament qui a levé le lièvre sur les méfaits du Mediator. Mais, ce qu’on ignore c’est que Carmen Kreft-Jaïs, la cheffe du département de pharmacovigilance, refusait même de la prendre en ligne. Alors, la recevoir… Pourtant, Irène Frachon soulevait une question de vie ou de mort. Et il y avait plus qu’urgence. Mais, explique Riché, « elle était en territoire hostile », car elle n’était pas bardée de diplômes universitaires, n’était qu’une clinicienne. « Les membres de l’Afssaps [qui a remplacé l’Agence du Médicament] voulaient [la] broyer. »Irène Frachon, la Dame de Brest garde le cap

Au terme de son premier échange avec le professeur Riché, la journaliste Anne Jouan a une certitude : « il sait tout ». Même si son enquête s’est appuyée sur une quinzaine de sources à tous les étages de l’Agence du Médicament, elle l’assure :« Sans le monsieur au complet-veston, ni l’enquête journalistique ni l’instruction judiciaire n’auraient eu ce retentissement. »

Si un(e) journaliste n’est rien sans ses sources, il/elle n’est rien non plus sans sa direction de la rédaction. « Le Figaro » de l’époque est dirigé par Etienne Mougeotte. Sur le papier, la pire des configurations : Mougeotte est très proche de Nicolas Sarkozy, qui fut l’avocat de Jacques Servier, à qui il remit les insignes de Grand-Croix de la Légion d’honneur. Et le propre frère de Mougeotte travaille au laboratoire Servier. Pourtant, il a soutenu sans faille l’enquête, lui donnant même tout son retentissement. Un jour, l’actionnaire Thierry Dassault appelle la journaliste car elle a écrit des choses « pas très gentilles sur Martin Hirsch » : elle met le haut-parleur pour en faire profiter tout le service.

Elle raconte aussi son téléphone sur écoute ; le blog anonyme pro-Servier sur internet qui donne son adresse personnelle ; Servier qui essaie de la court-circuiter en approchant d’autres journalistes de la rédaction. Et aussi, très drôlement, les pseudos dont elle affuble ses sources : le professeur Riché est « Mr Rungis ». Il y a aussi « Madame Papy » qui lui dépose des enveloppes dans sa boîte aux lettres puis l’appelle : « Bonjour, Uber Eats Doc vient de passer. » En 2011, dans « le Monde », Jacques Servier, fondateur du laboratoire, dira à propos de l’enquête du « Figaro » : « Ce journal nous avait habitués à plus de prudence bourgeoise. »

En conclusion, le professeur Riché estime « de façade » la restructuration post-Mediator de l’Agence. Dans sa lettre de démission, en avril dernier, il écrit : « L’énergie me fait défaut pour affronter une nouvelle catastrophe, un autre Mediator ; or elle ne manquera pas d’arriver si rien n’est entrepris. » L’une des raisons qui l’avait décidé à parler à Anne Jouan était qu’il ne partageait pas la position « très paternaliste et infantilisante » de l’Agence à l’égard de la population jugée « incapable de faire la part des choses ». Les scandales successifs de santé publique et la crise du Covid ont montré à quel point la transparence, réclamée par cette même population, est nécessaire. Le succès du livre, sorti le 15 septembre, le confirme : tiré à 9 000 exemplaires initialement, il a déjà fait l’objet de trois réimpressions pour atteindre 16 000 exemplaires.

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