Les victimes du Levothyrox rembarrées par la justice civile
Plus de 4 000 malades se voient refuser une indemnisation pour « défaut d’information » du laboratoire Merck. Mais l’enquête se poursuit au pénal.
Les victimes du Levothyrox subissent un nouveau revers. Cette fois encore devant la justice civile, où les malades peinent décidément à obtenir réparation. Les 4 113 patients lancés dans une action collective contre le laboratoire Merck pour « défaut d’information » ont été déboutés ce mardi par le tribunal de grande instance (TGI) de Lyon. Les juges ont estimé que Merck n’avait commis aucune faute dans l’information des malades lors du changement de formule, il y a deux ans, du médicament prescrit pour les troubles de la thyroïde. En conséquence, les malades ne peuvent donc prétendre aux 10 000 euros d’indemnisation demandés par personne – Merck évite ainsi une facture salée de 40 millions d’euros. Les avocats des malades ont décidé d’interjeter appel. Leur stratégie consistant à plaider le défaut d’information pour obtenir réparation a échoué. Lors de l’audience, en décembre (lire l’épisode 17, « Levothyrox : au tribunal, Merck balaie les maux des malades »), l’avocat Christophe Lèguevaques estimait que le manque d’information autour du changement de formule du Levothyrox constituait un « préjudice moral pur » pour les patients « résultant d’une atteinte au droit à la protection de la santé et au respect de la dignité humaine ». Et qu’il n’y avait donc nul besoin d’examiner les effets secondaires ressentis par les malades pour leur accorder un dédommagement. Mais jusqu’à aujourd’hui, devant la justice civile, seules des expertises ont pu être obtenues, étape préalable à toute indemnisation.
Avec toutes ces procédures au civil et au pénal, la crise du Levothyrox est en train de devenir un cas d’école des recours possibles pour les malades confrontés à un médicament défectueux
Pourtant, depuis que le laboratoire Merck a changé la formule du Levothyrox en mars 2017, plus de 30 000 malades de la thyroïde ont déclaré des effets secondaires sur les plateformes de pharmacovigilance. Un record. Qui cache un scandale plus vaste, car tous les malades n’ont pas pris la peine de remplir le formulaire en ligne pour signaler la liste de leurs maux : fatigue, insomnie, vertiges, douleurs articulaires et musculaires, chute de cheveux, idées suicidaires… Ces effets indésirables ont impacté le quotidien, la vie de famille ou les activités professionnelles de dizaines de milliers de personnes souffrant de problèmes de thyroïde. Rapidement, certaines ont tenté d’obtenir réparation devant la justice civile. Mais plusieurs tentatives se sont avérées infructueuses (lire l’épisode 11, « Levothyrox, la justice court après Merck »), à l’image de celle au TGI de Lyon. Fin 2017, des plaignants qui réclamaient une indemnisation pour « préjudice d’angoisse » ont, par exemple, été déboutés à Saint-Gaudens (Haute-Garonne) par le juge des référés. En juillet 2018, le juge administratif cette fois, a rejeté les demandes des malades réclamant la réquisition de l’ancienne formule du Levothyrox. Le tribunal administratif de Paris a estimé que le critère d’urgence sanitaire extrême n’était pas respecté – cette décision a été confirmée dans la foulée par le Conseil d’État.
Avec toutes ces procédures successives, la crise du Levothyrox est en train de devenir une sorte de cas d’école des recours possibles pour les malades confrontés à un médicament défectueux. Une étape plus récente a marqué une avancée importante. En novembre dernier, le TGI de Toulouse a ordonné des expertises sur 47 malades (lire l’épisode 15, « Levothyrox : une victoire pour les patients impatients »). Objectif : établir un lien de causalité entre les effets secondaires ressentis et la prise de la nouvelle formule du Levothyrox. En fonction des conclusions de ces experts, les malades pourront peut-être espérer une indemnisation – ils demandent 15 000 euros pour « préjudice d’angoisse « et 15 000 euros pour « préjudice moral ». Le civil, considéré comme une voie plus rapide d’indemnisation, ne permet pas de gagner à tous les coups. Et chaque décision négative pour les malades a tendance à affaiblir leur défense.
Certes, le civil permet parfois une indemnisation plus rapide. Mais j’ai rencontré des malades pour qui le préjudice s’élève à bien plus de 10 000 euros !David-Olivier Kaminski, avocat au pénal de 200 victimes du Levothyrox
C’est ce que redoutent les partisans de la justice pénale. Ils attendent beaucoup de l’instruction en cours ouverte au parquet de Marseille il y a tout juste un an pour « tromperie aggravée », « blessure involontaire » et « mise en danger de la vie d’autrui ». Plus de 7 000 plaintes ont déjà été déposées. Au pénal, les délais sont plus longs, notamment à cause du temps de l’enquête. Mais c’est la seule voie pour établir des responsabilités. Le civil se contente d’indemniser des préjudices liés à des différends entre deux parties. Pour l’avocat David-Olivier Kaminski, qui représente environ 200 plaignants victimes de la nouvelle formule, « certes, le civil permet parfois une indemnisation plus rapide. Mais j’ai rencontré des malades pour qui le préjudice s’élève à bien plus de 10 000 euros ! Du jour au lendemain, un médicament censé vous soigner vous détruit et provoque des dégradations physiques, une incapacité à poursuivre une activité normale… Une fois la faute pénale démontrée, la faute civile est évidente. Elle est plus difficile à démontrer toute seule ».
En fin d’année, l’instruction autour du Levothyrox est devenue encore un peu plus sérieuse. Le 30 novembre, le parquet de Marseille a élargi son enquête au chef « d’homicide involontaire » – l’information a été confirmée au Parisien par le procureur de la République de Marseille, Xavier Tarabeux. Ce réquisitoire supplétif, qui étend l’enquête de la juge d’instruction, est une « avancée importante », selon l’avocate de l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), Marie-Odile Bertella-Geffroy, qui a réuni, de son côté, « dix plaintes pour homicide involontaire, dont la moitié a été déposée ». Avec cette enquête élargie à un décès involontaire, il est désormais beaucoup plus difficile de nier l’existence d’une crise sanitaire, comme le font l’Agence du médicament (ANSM) et le ministère de la Santé depuis le début de l’affaire.
Pourquoi les patients supportent-ils si mal la nouvelle formule ? Des analyses sur la composition du médicament sont en cours
La crise autour de la nouvelle formule du Levothyrox est même loin d’être finie. La prochaine étape pourrait passer par des mises en examen. Dans sa plainte, l’avocat David-Olivier Kaminski a directement mis en cause la responsabilité de Roselyne Bachelot, ministre de la Santé au moment où le changement de formule a été demandé par l’Agence du médicament, en mars 2012. L’ANSM est en effet sous la tutelle du ministère de la Santé. Mais nous avions aussi révélé les liens d’intérêts entre le professeur Philippe Lechat, qui a commandé la nouvelle formule du Levothyrox au sein de l’ANSM, et le laboratoire Merck, pour qui il avait travaillé quelques années auparavant (lire l’épisode 13 desLobbyistes, « Levothyrox : conflit d’intérêts entre Merck et l’Agence du médicament »).
Une question demeure : pourquoi les patients supportent-ils si mal la nouvelle formule ? Selon nos informations, dans le cadre de l’instruction en cours, des expertises toxico-chimiques sur le nouveau médicament ont été diligentées par le parquet marseillais. L’Association française des malades de la thyroïde a, de son côté, fait analyser la nouvelle formule par un scientifique du CNRS, aux frais des malades. Des impuretés auraient été repérées. L’institution scientifique publique est en train de procéder à des analyses complémentaires… sans se presser pour en dévoiler les résultats (lire l’épisode 16, « Le CNRS cultive le secret autour de la nouvelle formule »). Une des clés de l’affaire se situe dans le cœur du réacteur : la composition même du médicament. Merck avance que le principe actif de la nouvelle formule, la lévothyroxine, reste inchangé et que son médicament est équivalent à l’ancienne formule. Seuls les excipients ont, en effet, été modifiés : le lactose a été remplacé par le mannitol et l’acide citrique. Mais ce sont précisément leurs interactions avec la lévothyroxine, molécule très sensible, qui pourraient être problématiques. Une toute nouvelle étude américaine, publiée en janvier, suggère que certains excipients pourraient déshydrater la structure cristalline de la molécule. Pas encore de quoi assécher toutes les pistes : le mystère de la nouvelle formule du Levothyrox reste entier.Vous avez apprécié cet épisode ? Offrez-le à qui vous voulez ! INTOX AU LEVOTHYROXDes dizaines de milliers de malades de la thyroïde souffrent des effets secondaires de la nouvelle formule du médicament. Après avoir révélé des conflits d’intérêts entre le laboratoire Merck et l’Agence du médicament ou certains endocrinologues de renom, « Les Jours » entrent dans les zones d’ombre du dossier : stratégie du labo, composition du médicament… SuivreMERCKFabricant du LevothyroxLA PLAIDOIRIE DE CHRISTOPHE LÈGUEVAQUESÀ consulter ici.L’ANSML’Agence du médicamentPHILIPPE LECHATAncien expert de l’Agence du médicamentCrédits
- Édité par Lucile Sourdès-Cadiou
- Texte Aurore Gorius
- Photo Soudan/Andbz/Abaca