Le scientifique Raymond Sené, une vie contre l’atome

Le scientifique Raymond Sené, une vie contre l'atome

Le décès du physicien nucléaire Raymond Sené, le 6 mai dernier, laisse un vide dans la communauté scientifique opposée à l’atome. En dédiant sa vie à la lutte, il a permis de la légitimer scientifiquement aux yeux des puissants.

« Cette activité de lanceur d’alerte, tu l’as menée avec constance et disponibilité pendant plus de cinquante ans, même près de soixante ans. Et de quelle manière ! Toujours survoltée. Bref, bien plus longtemps que ne dureront certainement nos chères centrales nucléaires ! »

Le physicien Jean-Marie Brom, ainsi que d’autres scientifiques et militants antinucléaires, ont été nombreux à rendre hommage à Raymond Sené lors de ses obsèques. C’était le 19 mai aux Ulis (Essonne), à quelques kilomètres de la maison d’Orsay où il a longtemps vécu avec son épouse Monique, où s’entassaient jusque dans la véranda des cartons remplis de décennies d’archives sur le nucléaire français.

Raymond Sené s’est opposé au nucléaire jusqu’à son décès, le 6 mai 2025. DR

Né en 1935 à Arpajon (Essonne), Raymond Sené était physicien nucléaire au CNRS, directeur de recherche au laboratoire de physique corpusculaire du Collège de France et membre fondateur, avec Monique Sené, du Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN). Le couple était un pilier de la mobilisation des scientifiques contre le programme nucléaire français à la fin des années 1970, un engagement qu’il a poursuivi jusqu’à son décès le 6 mai dernier à Orsay (Essonne).

La mobilisation des savants

Difficile de situer le début de sa prise de conscience et de son combat. L’essai nucléaire français raté du Béryl, mené le 1er mai 1962 à In Ecker, dans le Sahara algérien, et qui entraîna des retombées radioactives jusqu’à 150 kilomètres à l’est du tir, n’y était sans doute pas étranger. Dès le 7 mai, Raymond Sené, âgé de 27 ans et appelé au contingent dans le cadre de la guerre d’Algérie, est arrivé sur place pour participer à des prélèvements et à des mesures de radioactivité. Il y est resté six mois, à opérer sans protection.

« De cette expérience, j’ai gardé une profonde aversion pour la chose militaire », raconta-t-il dans Les Irradiés du Béryl, du chimiste et témoin de l’accident Louis Bulidon. « Il a eu jusqu’au bout cette volonté d’informer sur cette expérience du Hoggar », rapporte ce dernier.

« S’il n’y avait pas eu Raymond pour dépouiller les documents secret-défense, jamais je n’aurais réussi à faire indemniser des malades du Sahara », salue pour sa part Jean-Luc Sans, ancien président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) — dont Raymond Sené était membre du conseil d’administration. Le nombre d’Algériens et notamment de Touaregs contaminés reste inconnu à ce jour.

La critique antinucléaire, « une provocation de quelques “gauchistes chevelus” »

Est ensuite venue la mobilisation contre le plan Messmer. En réponse à la guerre du Kippour et à l’augmentation brutale du prix du pétrole, le Premier ministre Pierre Messmer a annoncé, en mars 1974, la construction de « treize centrales nucléaires ». Objectif, faire grimper la part du nucléaire dans le mix énergétique à 23 % en 1980, 50 % en 1985, et à « près de 90 % » à la fin du siècle, contre 8 % en 1973.

En réponse, un groupe d’une trentaine de chercheurs, parmi lesquels Monique et Raymond Sené, a lancé en février 1975 la pétition « Appel de scientifiques à propos du programme nucléaire français » alertant sur le danger de ce programme « tout nucléaire ». Elle a été signée par plus de 400 chercheurs en une semaine et a atteint les 4 000 signatures trois mois après.

S’il n’exprime pas de refus de principe de l’énergie nucléaire, « l’appel provoque un grand choc pour le gouvernement et les promoteurs du nucléaire. La critique antinucléaire, jusque-là considérée comme une provocation de quelques “gauchistes chevelus”, ou bien comme une peur irrationnelle, gagne une légitimité incontestable grâce à la mobilisation des savants »analyse l’historienne et sociologue des sciences et des techniques Sezin Topçu.

Lire aussi : « Le nucléaire est dangereux, et ceux qui s’en occupent tout autant »

C’est dans la continuité de cet appel que Raymond et Monique Sené ont cofondé le GSIEN en novembre 1975, avec d’autres physiciens [1]. Ils ont rapidement noué des liens avec des militants des Amis de la Terre comme Yves Lenoir, et des syndicalistes de la filière nucléaire tels que Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib. Le groupe se donnait pour mission de délivrer une information objective sur le nucléaire, via La Gazette nucléaire« Vérifier l’information donnée, participer en tant que contre-experts à des visites décennales, à Fessenheim notamment, vérifier que tout se passe bien et qu’on ne mente pas », énumère ainsi Jean-Marie Brom, physicien et membre du GSIEN.

« De très, très grands scientifiques »

La vie du GSIEN et les travaux de Raymond Sené ont alors suivi les soubresauts de l’histoire nucléaire mondiale. « J’ai travaillé avec Raymond et Monique sur l’accident nucléaire de Three Mile Island, en mars 1979 aux États-Unis [le cœur du réacteur n°2 avait fondu, relâchant une faible quantité de radioactivité], se souvient Yves Lenoir. Ils travaillaient de façon très méthodique. C’étaient de très, très grands scientifiques. Il était très important d’avoir parmi nous des gens dont on savait que la rigueur ne laisserait rien passer d’approximatif dans les arguments qu’on pouvait développer. »

En avril 1986, rebelote avec la catastrophe de Tchernobyl, en Ukraine. « Le travail a été considérable, poursuit l’ingénieur et auteur de La Comédie atomiqueOn a réagi très vite. Dès le 30 avril, on a organisé une conférence de presse au local des Amis de la Terre, qui a fait salle comble. Ceci, sur la base des informations et de l’analyse de Raymond. »

Raymond et Monique Sené étaient des piliers de la mobilisation des scientifiques contre le nucléaire français à la fin des années 1970. DR

Le couple Sené a poursuivi son combat pour une meilleure information de la population en participant activement à la mise en place des commissions locales d’information (CLI). Ce qui ne leur a pas valu que des amis.

« Ils ont été très critiqués par les antinucléaires purs et durs pour ce qui était considéré comme une compromission à l’égard des exploitants et des autorités locales et nationales, rapporte Yves Lenoir. Mais eux avaient une conception différente, d’un contrôle pluraliste et à divers niveaux des questions de sûreté, avec des fuites possibles permettant au public d’être informé. Ce qui se perd aujourd’hui, notamment avec la fusion entre l’ASN et l’IRSN [l’Autorité de sûreté nucléaire et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire]. »

Raymond Sené n’était pourtant pas dupe : en mai 1996, il a démissionné avec fracas de la commission scientifique chargée d’évaluer les capacités de recherche du surgénérateur Superphénix.

La question de la relève

Las, s’attaquer au système nucléaire est une lutte âpre et difficile. La mort du militant Vital Michalon, tué en juillet 1977 par l’explosion d’une grenade lors d’une manifestation antinucléaire à Creys-Malville (Isère), a plongé les opposants à l’atome dans la sidération.

L’élection de François Mitterrand en 1981 a été un nouveau coup dur. « Parmi les 100 mesures promises par Mitterrand, 3 portaient sur le nucléaire : l’arrêt de Superphénix, l’arrêt de la construction de nouvelles centrales nucléaires et le lancement d’un grand débat national sur l’énergie, rappelle Bernard Laponche, ingénieur et président de l’association Global Chance. Il n’a respecté aucun de ces engagements et a même lancé la construction de nouveaux réacteurs. Ça a été terrible. »

Lire aussi : Nucléaire : « Les industriels sont dans le déni, les politiques n’y connaissent rien »

Malgré tout, Raymond Sené n’a jamais abandonné. En 2013, Monique et lui alertaient encore sur les dangers de l’atome dans Les Dossiers noirs du nucléaire français« C’était un type extraordinaire. Avec Monique, ils étaient extrêmement compétents en tant que physiciens et très, très militants. Ils étaient prêts à se rendre partout pour informer, discuter avec les gens », se souvient Bernard Laponche.

«  Ses interventions en public étaient extrêmement percutantes  », se souvient Yves Lenoir. DR

Yves Lenoir se rappelle aussi d’un « humour absolument décapant » : « Il avait une mémoire phénoménale qui lui permettait de retenir tous les détails des arguments des pronucléaires et de les tourner en dérision. Ses interventions en public étaient extrêmement percutantes, il prenait plaisir à montrer les aspects ridicules de la promotion du nucléaire. Même quand on sentait qu’il bouillait et s’indignait, il n’y avait jamais de pathos et ça n’en rendait son propos que plus fort. »

Jean-Marie Brom se remémore avec affection les traits d’esprit de son ami : « Il disait : “Il y a eu les EPR, puis les EPR2 ; on a les SMR, on va avoir les essais merdeux [SMR2] !” »

« Une génération où nous pouvions encore nous exprimer »

Reste que sa disparition, et l’inexorable vieillissement de cette génération de scientifiques engagés de la fin des années 1970, pose la question de la relève. Un « Appel de scientifiques contre un nouveau programme nucléaire » a bien été lancé en juin 2023 et signé par plus de 1 000 scientifiques, mais de nouvelles figures tardent à émerger.

« Aujourd’hui, le climat mobilise davantage les jeunes, et une partie de la jeunesse et du monde scientifique adhère à cette croyance que le nucléaire est une solution, car il émet très peu de gaz carbonique, même s’il pose d’autres problèmes », observe Marc Denis, physicien de l’atome, écologiste et membre du GSIEN.

« Nous sommes d’une génération où nous pouvions encore nous exprimer au sein de nos organismes de recherche. Aujourd’hui, un gars qui vient de terminer une thèse en physique nucléaire a encore entre 5 et 8 ans de galère devant lui avant de trouver un poste. S’il est perçu comme critique, il ne trouvera jamais de boulot, surtout dans ce secteur où les téléphones se décrochent vite », disait Raymond Sené lui-même en 2024 dans une vidéo du site Homo nuclearus.

Ce travail est pourtant essentiel, juge Marc Denis : « Sur ces grands programmes, il est indispensable d’avoir un regard extérieur, une vigilance scientifique et citoyenne, comme ceux de la Criirad [Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité], de l’Acro [Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest], du GSIEN et de Global Chance. La question de la relève est cruciale. »

Puisque vous êtes là…

… nous avons un petit service à vous demander.
Entre la présence d’un climatosceptique à la tête de la première puissance mondiale, un gouvernement français qui flirte avec l’extrême-droite, et les catastrophes climatiques qui s’enchainent… Faire vivre l’écologie dans le débat public est un enjeu crucial.

Personne ne modifie ce que nous publions. Nous n’avons ni actionnaire, ni propriétaire milliardaire — seulement une équipe d’irréductibles journalistes, pleine de détermination.

Nous avons la conviction que l’urgence écologique est l’enjeu majeur de notre époque. Et comme plus de 2 millions de lectrices et lecteurs chaque mois, vous partagez sans doute cette conviction…
Depuis 12 ans, nous publions des articles de qualité sur l’écologie, en accès libre et sans publicité, pour tous.
Mais ce travail demande beaucoup de temps et de ressources.

Alors, si vous en avez les moyens, sachez qu’un don, même d’1€, est un acte de soutien fort pour l’écologie et le journalisme indépendant.
(Et ça vous prendra moins de temps que la lecture de ce texte).

Je soutiens Reporterre

Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel. Merci.

Vous aimerez aussi...