L’Agence du médicament se planque derrière le secret des affaires
Au nom de cette nouvelle loi, des documents sur le Levothyrox que se sont procurés « Les Jours » ont été censurés par l’ANSM.
L’histoire commence le 23 avril dernier, quand maître Emmanuel Ludot, avocat rémois qui défend plusieurs malades avec son confrère Gauthier Lefèvre (lire l’épisode 10, « Levothyrox : et maintenant, une plainte pour “trafic d’influence” »), demande, pour le compte d’une plaignante, une copie de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du Levothyrox, étape nécessaire au lancement d’un nouveau médicament et délivrée après des essais cliniques. L’Agence du médicament (ANSM) ne lui répond que le 4 septembre en lui envoyant une copie tronquée du documentoù, à la page 8, invoquant le secret des affaires, l’agence a effacé des informations essentielles, en particulier le lieu de production et le nom de l’entreprise qui fabrique le principe actif de la nouvelle formule. Impossible donc d’établir la traçabilité du Levothyrox actuellement en pharmacie, celui qui génère tant d’effets indésirables au point que nombre de malades se fournissent en ancienne formule à l’étranger ou se sont reportés sur de nouveaux remèdes introduits à la hâte depuis quelques mois en France, mettant fin au monopole de Merck auprès de… 3 millions de patients
Depuis le début de la crise, Merck, le laboratoire qui produit donc le Levothyrox, se borne à répéter que la nouvelle formule est fabriquée en Europe. Des images tournées en début d’année par France 5, pour Le Magazine de la santé, montraient des comprimés de Levothyrox mis en boîte sur une chaîne dans l’usine de Darmstadt, en Allemagne, là où est établi le siège mondial du groupe. Mais au-delà de l’emballage ou même de l’assemblage du médicament, d’où proviennent ses composants ? La question est centrale puisqu’environ deux tiers des substances entrant dans la composition des médicaments vendus en France proviennent aujourd’hui du continent asiatique, où les normes et les contrôles ne répondent pas toujours aux mêmes standards qu’en Europe. « On ne peut pas exclure un problème lié au principe actif de la nouvelle formule du Levothyrox. […] Cet été, deux scandales ont vivement reposé cette question. Une substance cancérogène a été retrouvée dans un antihypertenseur, le Valsartan, produit en Chine. Et aux États-Unis, des médicaments incluant de la lévothyroxine, produits en Chine, ont été retirés du marché », explique le docteur Philippe Sopena, qui travaille avec l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT) et a lancé une pétition contre l’application du secret des affaires en matière de santé publique.
J’ai formulé ma demande à l’Agence du médicament en avril et elle m’a répondu en septembre. Ils ont attendu que la loi “secret des affaires” soit votée et définitivement validée en juillet par le Conseil constitutionnel pour invoquer cet argument.
Dans sa réponse à Emmanuel Ludot, l’ANSM s’appuie sur le Code des relations entre le public et l’administration, qui a été modifié par la loi « secret des affaires » et mentionne donc ce principe. Ce code impose notamment de transmettre des documents administratifs aux tiers qui en font la demande, ainsi que l’a fait l’avocat. On peut y lire que le secret des affaires « comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles ». Difficile de comprendre que la provenance du principe actif soit incluse dans ces catégories, et ce alors même qu’un rapport a été récemment remis à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, pour améliorer… l’information autour du médicament (lire l’épisode 12, « Agnès Buzyn prescrit le mauvais antidote »). « J’ai formulé ma demande à l’Agence du médicament en avril et elle m’a répondu en septembre. Ils ont attendu que la loi “secret des affaires” soit votée et définitivement validée en juillet par le Conseil constitutionnel pour invoquer cet argument », estime pour sa part maître Emmanuel Ludot.
Mais ce ne fut pas la seule surprise de l’avocat. Le document transmis par l’Agence du médicament est certes tronqué mais les dates, elles, sont visibles. On découvre que le 15 novembre 2017, Merck a demandé une modification de l’autorisation de mise sur le marché de l’ancienne formule. Or, à cette date, la crise atteint des sommets dans les médias, même si les victimes d’effets secondaires luttent toujours pour se faire entendre par le corps médical – le mois suivant, en décembre, d’éminents endocrinologues estimaient même que les effets secondaires relevaient d’un effet nocebo, donc d’une cause psychologique liée aux malades eux-mêmes. En fait, personne ne savait qu’une modification d’AMM existait… « Je m’attendais à récupérer la vieille AMM d’origine, qui date de 1982, au moment du lancement du Levothyrox…. », explique Emmanuel Ludot. La modification a été validée le 8 juin 2018 par l’Agence du médicament. Comment comprendre que l’agence entérine la nouvelle formule du Levothyrox avec autant d’effets secondaires déclarés – c’est même à ce jour le record de déclarations jamais enregistrées ?
Nous avons posé la question à l’Agence du médicament, qui n’a pas souhaité nous répondre. Mais il est à noter que pour lancer sa nouvelle formule, Merck est parvenu à échapper aux essais cliniques. Une autorisation de mise sur le marché s’appuie précisément sur une batterie d’essais, dont les résultats sont évalués ensuite par les experts de l’ANSM pour décider de son lancement (ou pas). Les étapes sont très bien expliquées dans de jolis slides Powerpoint que nous avons retrouvés, confectionnés par le professeur Philippe Lechat en personne. Le professeur Lechat, celui-là même qui a commandé la nouvelle formule du Levothyrox à Merck via une simple lettre, en février 2012, lorsqu’il officiait à l’Agence du médicament, quelques années après avoir étroitement travaillé avec le laboratoire Merck, dans un gros conflit d’intérêts que nous révélions en début d’année (lire l’épisode 13 des Lobbyistes).
La nouvelle formule n’a été lancée que sur la foi d’une simple étude de bioéquivalence, dont la méthode a été critiquée par plusieurs scientifiques, comme le pharmacologue Pierre-Alain Vitte (lire l’épisode 6, « Pourquoi Merck a-t-il choisi l’acide citrique ? ») ou le professeur William Rostène. « Ils ont suivi un chemin étrange, avec des tests vraiment a minima, réservés d’habitude aux génériques, s’étonne le docteur Philippe Sopena.Comme si Merck avait “génériqué” lui-même son propre médicament, dont le brevet expire l’année prochaine, avec les forts risques de perte de parts de marché qui peuvent en découler. Tout ceci en continuant à marteler, encore aujourd’hui, que la nouvelle formule est meilleure que l’ancienne… Comment alors peuvent-elles être bioéquivalentes ? »
L’Agence du médicament, elle, n’a pas soulevé cette contradiction et a donc entériné la mise sur le marché, sans demander le moindre essai complémentaire sur la nouvelle formule, en dépit des nombreux effets secondaires déclarés. Fin juillet, un peu plus d’un mois après que Merck a obtenu sa modification d’AMM en France, on apprenait que la procédure européenne d’évaluation de la nouvelle formule aboutissait à un avis positif pour son extension dans 21 pays du vieux continent. Toujours sans aucune explication sur les effets secondaires ressentis par des dizaines de milliers de patients français.










