Mur des brevets : la fin d’un monde ?
Entre 2010 et 2014, plus de trente médicaments qui créent chacun plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires ont vu les brevets qui les protégeaient tomber dans le domaine public. Ces blockbusters ont alors immédiatement subi la concurrence de génériques moins chers, entraînant une chute brutale de leurs ventes. Un phénomène baptisé « mur des brevets » (« patent cliff »).
A première vue, le fait qu’un brevet tombe dans le domaine public paraît dans l’ordre des choses. Délivré pour vingt ans, avec la possibilité de le prolonger en matière de médicaments au moyen d’un certificat complémentaire de protection destiné à compenser le temps passé à obtenir une autorisation de mise sur le marché, le brevet est, en effet, par essence à durée déterminée. Tous les jours des brevets expirent, permettant à des concurrents d’investir des marchés jusqu’alors réservés.
Un phénomène d’ampleur
Pourquoi donc s’alarmer et conférer des surnoms dramatiques (« mur des brevets », « patent cliff ») à un phénomène somme toute normal ? D’abord, en raison de son ampleur inédite : les médicaments concernés génèrent un chiffre d’affaires cumulé supérieur à 100 Md$. Ensuite, les particularités du marché pharmaceutique qui mêle les impératifs de santé publique, les contraintes budgétaires des Etats et la préservation de la bonne santé financière des laboratoires, garante de nouveaux médicaments, le placent régulièrement sous les feux de l’actualité. Une dernière réponse tient dans l’impression d’être à un croisement majeur : une fois ces blockbusters dupliqués et ces milliards envolés, alors qu’il est de plus en plus difficile de trouver de nouvelles molécules, que va-t-il se passer ? L’objet de ce propos est de se pencher sur les stratégies d’anticipation du « mur des brevets » engagées par les laboratoires. Pour schématiser, ces moyens furent de deux ordres.
Déposer des brevets secondaires
Une première réponse, purement juridique, fut d’essayer de prolonger au maximum le monopole conféré par les brevets. Cela consistait, par exemple, à déposer, peu de temps avant l’expiration du ou des brevets portant sur la molécule initiale, des brevets secondaires sur de nouvelles formes galéniques, de nouvelles posologies ou de nouveaux procédés de fabrication de cette molécule. De ce fait, le déposant pouvait espérer un monopole renouvelé pendant de longues années. Dans certains cas, ces brevets secondaires étaient de réels perfectionnements du brevet initial. Dans d’autres, fréquents, ils n’en étaient malheureusement qu’un prolongement artificiel. Les laboratoires se sont d’abord heurtés aux génériqueurs, qui voyaient ainsi s’éloigner la perspective de commercialiser des génériques aussitôt la molécule tombée dans le domaine public. Pour contrer cette stratégie de brevets secondaires, les génériqueurs ont souvent décidé de ne pas attendre leur expiration mais de commercialiser des génériques une fois la molécule proprement dite tombée dans le domaine public, au risque de faire face à des actions judiciaires des laboratoires. De nombreux contentieux ont ainsi opposé des laboratoires à des génériqueurs à propos de la validité et de la contrefaçon de ces brevets secondaires. On citera, pour la France, les litiges concernant notamment l’oméprazole ou encore l’alendronate. Ces litiges se sont la plupart du temps terminés par l’annulation des brevets litigieux.
Pay-to-delay
Les laboratoires se sont également heurtés à la résistance des pouvoirs publics, soucieux de l’impact favorable des médicaments génériques sur leurs finances. Cette résistance a pu prendre forme dans la vigilance accrue des autorités de la concurrence. C’est ainsi que des pratiques consistant à prolonger artificiellement la protection d’une molécule au moyen de dépôts de brevets secondaires artificiels où à transiger des contentieux en payant une indemnité à un génériqueur en échange de l’abandon de ses poursuites en nullité d’un brevet (pratique connue sous le nom de « pay-to-delay », soit payer pour retarder) ont été jugées anti-concurrentielles. Les génériqueurs qui ont participé à ces opérations n’ont d’ailleurs pas été épargnés par les sanctions.
Diversifier les sources de revenus
En parallèle, les laboratoires ont apporté au problème du « mur des brevets » une autre réponse, plus économique, tenant principalement à la diversification de leurs sources de revenus. Diversification géographique, avec de nombreux investissements dans les marchés émergents (Chine, Inde). Diversification sectorielle avec des ouvertures sur les dispositifs médicaux ou la santé animale. Et surtout, une entrée remarquée dans un domaine jusqu’à présent un peu délaissé mais extrêmement prometteur, celui des biotechnologies et des médicaments biologiques. En effet, compte tenu de la raréfaction des nouvelles molécules chimiques dites « simples », beaucoup voient dans les molécules biologiques dites « complexes » l’avenir du médicament. Pour investir ces nouveaux domaines, les laboratoires ont multiplié les partenariats et les contrats de licence. Mais la solution préférée de ces grands groupes pharmaceutiques pour renouveler leur portefeuille de produits fut cependant la croissance externe.
Un marché M & A fortement modifié
Au cours des dernières années, les grands groupes pharmaceutiques, au rang desquels Pfizer, Novartis, Merck & Co, AstraZeneca et Sanofi, ont fortement animé le marché des fusions et acquisitions, avec plus de 361 Md$ dépensés depuis 2008, dont une part significative dans les biotechnologies. Cette forte activité s’explique par le fait que ces grands groupes pharmaceutiques sont dans des conditions d’investissement optimales : beaucoup de trésorerie disponible, peu d’endettement et des flux de trésorerie encore très importants tirés de l’exploitation de leurs blockbusters non encore tombés dans le domaine public. Par ailleurs, les cibles sont multiples. En effet, le marché, très fragmenté, est composé de quelques grandes sociétés mais également d’une multitude de start-up à la recherche de financement. Les buts recherchés par ces acquisitions sont multiples : maintenir les marges en réduisant les coûts (notamment de force de vente et de recherche et développement) par le biais de la consolidation, renforcer et diversifier le portefeuille de produits en rattrapant le retard d’investissement dans les biotechnologies et externaliser les risques liés au développement de ces nouvelles molécules complexes. Toute opération de croissance externe n’est cependant pas bonne à prendre. L’habilité de ces laboratoires à réaliser la bonne opération de la bonne manière permettra à certains d’entre eux de franchir ce « mur de brevets » avec plus ou moins de facilité. Les laboratoires se livrent une forte concurrence pour acquérir les cibles de qualité, engendrant une hausse des prix et rendant la création de valeur plus compliquée. Trouver la bonne cible qui permettra la réalisation des synergies attendues nécessite de la part des laboratoires pharmaceutiques de prendre les devants. Ils ne peuvent plus se contenter d’attendre le résultat des due diligences pour déterminer quels seront les leviers de création de valeur. Cette démarche doit être effectuée en amont. Ils ne peuvent plus non plus se contenter d’acquérir des actifs sans risque. La clé d’une acquisition réussie, permettant de dégager de la valeur, se trouve dans l’acquisition d’actifs dont le potentiel est plus élevé que leur valeur d’achat. Cette démarche nécessite d’étudier des cibles qui développent des produits plus complexes, soit car les molécules ont un champ d’application plus restreint, soit car l’avenir même de ces molécules est incertain compte tenu, notamment, de leur difficulté de production.
Complément de prix
Se pose alors la question de la structuration d’une telle acquisition. Comment valoriser un portefeuille de produits dont les molécules sont en cours de développement ou dont les phases de test ne sont pas encore achevées ? Comment concilier les intérêts des vendeurs qui veulent recevoir le prix le plus élevé possible et les intérêts de l’acheteur qui doit prendre en compte les risques liés à cette incertitude ? Des solutions innovantes ont été imaginées, consistant à proposer aux actionnaires un prix fixe lors de l’acquisition de la structure et le versement d’un ou plusieurs compléments de prix incitatifs lors de l’achèvement avec succès des autres phases de développement. Cette solution créative n’est pour autant pas sans difficulté d’exécution, notamment en ce qui concerne la gouvernance. Passé le rachat de la structure, il convient pour les laboratoires pharmaceutiques de s’assurer que les coûts de développement des molécules seront bien encadrés alors qu’il convient pour les actionnaires-vendeurs (qui ont souvent la double casquette d’actionnaires et de managers) de s’assurer que les moyens suffisants seront consacrés par les laboratoires au développement des molécules et à l’atteinte des objectifs permettant de déclencher le versement du ou des compléments de prix. Le « mur des brevets » auquel se sont heurtés les laboratoires pharmaceutiques constitue une mise à l’épreuve pour ces groupes, qui ont dû faire évoluer un modèle économique qu’ils connaissaient et sur lequel reposait leur puissance en partant à la recherche de nouveaux leviers de croissance. Comme souvent, cette évolution constitue une opportunité pour beaucoup d’acteurs du monde pharmaceutique et des biotechnologies et a déjà commencé à redessiner son paysage.