Un festival. A l’occasion de l’examen du projet de loi «pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agroalimentaire» qui doit être voté mercredi, l’Assemblée nationale a été le théâtre d’une offensive de grande ampleur de la part des lobbys en tout genre : syndicats agricoles, grande distribution, firmes de l’agroalimentaire et de l’agrochimie ou ONG environnementales. Amendements clés en main transmis aux députés, pétitions et campagne en ligne, rencontres et pressions, ces lobbys sont sur les dents depuis des mois pour infléchir le texte, repousser ou ajouter des mesures au gré de leurs intérêts, plus ou moins particuliers. «Le poids des industriels est là. Les intérêts privés l’ont emporté sur les enjeux de santé publique», dénonce auprès de Libération la responsable des campagnes de l’ONG Foodwatch France.
Fuite
L’eurodéputé (Europe Ecologie-les Verts) Yannick Jadot y est aussi allé de sa charge matinale, mardi sur France Inter : «C’est le lobby de la malbouffe, le lobby de la souffrance animale, le lobby de l’industrie concentrationnaire qui a dicté la loi et gagné contre la société, contre la santé, contre l’environnement et contre tous les paysans.» L’écologiste balance même le ministre de l’agriculture, Stéphane Travert : «Il est LE lobby !» Déjà visé la semaine dernière après la révélation de la fuite d’un amendement anti-glyphosate dont les producteurs de pesticides avaient eu vent en avant-première, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation avait vertement riposté aux «petits marquis de l’écologie» : «Je ne suis pas aux mains des lobbys, je ne reçois jamais les lobbys.»
Si les représentants de groupes d’intérêt scrutent attentivement tous les projets de loi, les textes agricoles sont traditionnellement un appât à lobbys. «Le monde agricole est très structuré, entre interpros, syndicats, filières, etc. Et dans les années 70-80, on disait du ministère de l’Agriculture qu’il était celui de la cogestion avec la FNSEA», rappelle Guillaume Garot, député Nouvelle Gauche. D’autant que pour cet ex-ministre délégué à l’Agroalimentaire, «l’impasse de ce projet de loi, c’est qu’il n’est pas au rendez-vous des attentes des Etats généraux de l’alimentation. Très peu de propositions ont trouvé un débouché dans la loi, donc cela ouvre cet espace». Maureen Jorand, de l’ONG CCFD-Terre solidaire, fait la même analyse sur les consultations ouvertes à la société civile en amont du projet de loi : «Tout le monde était dans la même salle. On avait pu arriver à certains consensus. Mais une fois le texte dans l’hémicycle, tout le monde est revenu sur ses positions premières.»
«Même source»
Encadrement des promos dans la grande distribution, révision de la construction des prix aux agriculteurs, relèvement du seuil de revente à perte, mais aussi mauvais traitements dans les abattoirs, lapins et poules en cage, bio dans la restauration collective, étiquetage des produits, etc. Avec ce texte attrape-tout, chaque camp a l’occasion de s’en donner à cœur joie.
Ils ont chacun leurs pratiques. Dans les départements, les fédérations de la FNSEA ont rencontré les parlementaires locaux. Paris leur a adressé un mail type à diffuser aux députés, que Libération s’est procuré, n’y allant pas par quatre chemins : «Nous comptons vivement sur vous pour appréhender avec une attention toute particulière les modifications proposées et espérons que vous saurez porter ces différentes propositions d’amendements». Le syndicat majoritaire a prémâché le boulot et s’est ainsi chargé de rédiger une quarantaine d’amendements, dont certains floqués de la mention «prioritaire». La FNSEA a pensé à tout : les passages du texte qui ne lui conviennent pas sont surlignés et un «code couleur» précise «l’alinéa concerné par une modification de rédaction». Certains amendements ont été repris tels quels par plusieurs dizaines de députés.
Dans la liasse de 2 400 amendements, ils ne sont pas difficiles à repérer. Des clones repris à la file, parfois dix ou quinze fois, par des députés différents, parfois de bords opposés. «Il y a de nombreux sujets sur lesquels vous avez manifestement eu la même source d’inspiration…»avait fait remarquer Roland Lescure, président (LREM) de la commission des affaires économiques de l’Assemblée, au début de l’examen du projet de loi.
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Cocktails
Prisé à droite, le copier-coller se pratique néanmoins sur tous les bancs de l’hémicycle. Il n’est pas rare de retrouver les mêmes amendements portés par des députés de camps opposés. Jusqu’à laisser passer la même faute d’orthographe. Ainsi d’un amendement voté en commission et déposé quasiment à l’identique une vingtaine de fois, autorisant une expérimentation d’épandage de pesticides par drones sur les vignes en pente. «Est-ce qu’il vient des marchands de drones, des fabricants de pesticides ou du lobby du vin ? J’ai posé la question en commission sans obtenir de réponse», explique Loïc Prud’homme, député de La France insoumise. Du côté des industriels, on a dragué les députés à coups de«cocktails dînatoires ou de repas thématiques dans des restos sympas»,dixit Sébastien Jumel, député communiste qui assure avoir «jeté les cartons d’invitation à la poubelle». En février, le patron de la grande distribution Michel-Edouard Leclerc a invité à déjeuner une dizaine de parlementaires pour plaider sa cause.
Mobilisés sur le volet «alimentation» du projet de loi, les ONG ont, de leur côté, frappé fort, choisissant de prendre à témoin l’opinion. L’association L214, qui bataillait contre l’élevage en cage des poules pondeuses, la castration à vif des porcelets le broyage des poussins, et militait pour instaurer le contrôle vidéo dans les abattoirs, a fait inonder les boîtes mails des députés par ses sympathisants. «Ça approchait les 200 mails par jour», soupire une collaboratrice. Forts d’une pétition anti-glyphosate, les responsables de la plateforme Avaaz ont indiqué à un responsable LREM de la loi avoir «proposé à [leurs] membres de [leur] transmettre directement leurs préoccupations, sur les réseaux sociaux et par téléphone». Et pour peser face à la FNSEA et aux poids lourds de l’agroalimentaire et de l’agrochimie, une soixantaine d’ONG s’est réunie dans une «plateforme citoyenne» : «Nous avons ciblé une dizaine de députés dans chaque groupe et défendu un cahier d’amendements consultables en ligne par tous les citoyens», explique François Veillerette, directeur de l’association Générations futures.
Argumentaires
Evidemment, tout ce petit monde fustige les méthodes du camp d’en face et considère que «le lobby c’est l’autre», observe le député Guillaume Garot. Les ONG se défendent de faire du lobbying et s’affublent du vocable de «plaidoyer». Stéphane Travert fait, lui, la distinction inverse, taxant de lobbys les ONG comme Foodwatch et L214 : «La FNSEA n’est pas un lobby mais un syndicat, mandaté par ses adhérents. Ils peuvent se rapprocher des députés et leur proposer des amendements. Comme la CFDT ou des syndicats de salariés sur des projets de loi qui les concernent», rétorque-t-il. «Le ministre a repris les argumentaires des industriels, par exemple lorsqu’il a expliqué qu’il fallait une « loi qui incite », qui « accompagne »… Une loi, c’est fait pour réguler et interdire !», renvoie Maureen Jorand chez CCFD-Terre Solidaire.
Où s’arrête la sensibilisation et où commence la pression ? «La notion de lobbying est complexe. Quand un électeur de ma circo me dit « attention aux poussins ou vous n’aurez pas ma voix », c’est aussi du lobbying», objecte Olivier Veran (LREM). Il est logique que les députés rencontrent tous les acteurs pour se forger une opinion. «Tout cela fait partie du jeu démocratique, fait valoir l’ex-eurodéputée (EE-LV) Sandrine Bélier, aujourd’hui directrice de l’ONG Humanité et Biodiversité. L’important est d’installer une traçabilité, il faut que l’élu assume ses influences.» En début de législature, une poignée de députés s’étaient engagés à rendre publiques leurs rencontres avec les représentants d’intérêts. Dans l’hémicycle, François Ruffin (France insoumise) annonce la provenance de certains de ses amendements (Fondation pour la nature et l’homme, par exemple) «par souci de transparence». De même que Delphine Batho, quand son amendement «est proposé par Foodwatch et l’Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles».Stéphane Travert lui-même applaudit le geste. Une ligne de conduite que ne s’impose pas le gouvernement, ni la majorité.