« Les preuves arrivent en observant les gens tomber malades »: une journaliste du Monde décrypte son enquête sur les polluants éternels PFAS

Publié le 26/02/2023 à 12h47 • Mis à jour le 26/02/2023 à 16h04

Écrit par Jérémy Chevreuil

La Bourgogne-Franche-Comté sur la carte de la pollution éternelle du journal Le Monde en date du 25 février 2023
La Bourgogne-Franche-Comté sur la carte de la pollution éternelle du journal Le Monde en date du 25 février 2023 • © Jérémy Chevreuil – France 3 Franche-Comté

Dans une enquête réalisée avec 16 autres médias européens, Le Monde révèle une contamination d’ampleur aux PFAS, des composés chimiques ultra-résistants. Stéphane Horel, journaliste au Monde, a accepté de nous en dire plus sur la cinquantaine de sites contaminés en Bourgogne-Franche-Comté et sur l’impact de ces subtances sur la santé publique.

Elle travaille sur le sujet depuis des mois, au point de connaître la géographie de notre région à travers ses usines et ses aéroports.

Stéphane Horel est journaliste au Monde. Avec des confrères européens, réunis au sein du « Forever Pollution Project« , elle a établi la première carte européenne des contaminations aux PFAS, des substances chimiques très utilisées pour les traitements anti-adhésifs ou imperméabilisants, et surtout très nocives pour la santé humaine. « L’exposition aux PFAS a des effets sur le système immunitaire, sur le système thyroïdien, peut provoquer trois sortes de cancers (testicule, rein, sein) », nous explique ainsi la journaliste.

Stéphane Horel a accepté de nous en dire plus sur la cinquantaine de sites contaminés ou présumés comme tels en Bourgogne-Franche-Comté (la liste complète ici), en particulier sur trois sites majeurs: l’usine Solvay de Tavaux (Jura), l’usine Seb-Tefal de Tournus (Saône-et-Loire) et la base aérienne militaire de Luxeuil-les-Bains – Saint-Sauveur (Haute-Saône).

Vous avez identifié cinq producteurs de PFAS en France, dont l’usine chimique de Solvay à Tavaux. Cette usine est-elle dangereuse ?

Ce qui est fabriqué à Tavaux, c’est un gaz fluoré. Les gaz fluorés, dans leur majorité, sont considérés comme des PFAS selon la définition de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) employée par la Commission européenne pour interdire les PFAS. C’est une définition basée sur la structure chimique.

On a voulu identifier les vingt usines de production de PFAS en Europe parce que les principaux épicentres de contamination massive environnementale sont liés à des usines. En France aujourd’hui, il y a les usines d’Arkema et Daikin de Pierre-Bénite à côté de Lyon. Des analyses ont été réalisées. C’est la plus grave contamination du pays. Mais quid de Tavaux ? Quid de l’usine de Chemours qui est à soixante kilomètres de Paris, ou de l’autre usine de Solvay à Salindres dans le Gard, où les prélèvements n’ont pas été faits ?

On n’a aucune connaissance sur la contamination de l’environnement autour de ces usines aujourd’hui, et donc des risques qu’encourt la population dans cet environnement pollué.Stéphane Horel

Journaliste au Monde

Une usine qui fabrique des PFAS en rejette dans l’eau. Les rejets aqueux des usines contiennent des produits chimiques et donc des PFAS. Il y a aussi des émissions dans l’air. Les produits se redéposent aux alentours. C’est exactement ce qui s’est passé dans l’usine de DuPont à Parkersburg aux Etats-Unis. C’est l’origine historique de la découverte des PFAS. L’avocat Rob Bilott s’est rendu compte en 1998 que DuPont non seulement émettait énormément de PFOA, un PFAS, dans l’environnement, et qu’ils se redéposaient aux alentours, mais qu’en plus, ils avaient enfoui des déchets dans le sol, et tous les cours d’eau du secteur ont été contaminés.

Nous avons sollicité un hydrogéologue comtois, Jean-Pierre Mettetal, pour réagir à votre enquête. Ce spécialiste des pollutions de l’eau nous disait qu’il lui était impossible de réaliser des prélèvement à Tavaux, à proximité de l’usine, qu’il assimile à un bunker.

C’est très problématique que les industriels aient le droit de fabriquer des produits chimiques, sans transparence. On a désormais un historique de cinq décennies d’industriels qui ont menti aux autorités sur les émissions dans l’environnement, sur la dangerosité des substances chimiques qu’ils produisent et qui sont utilisées dans les produits de consommation.

En 2023, que les autorités ne puissent pas entrer dans les usines pour faire les mesures nécessaires pour protéger le public, c’est complètement anormal. La plupart des scientifiques estime que la régulation des produits chimiques et des industries qui les fabriquent, doit changer.

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Reportage de Catherine Schulbaum, Laurent Brocard, Paul Bourgeois, Bertrand Poirier et Emmanuel Blanc. Avec Jean-Pierre Mettetal, hydrogéologue agréé, et Stéphane Horel, journaliste au Monde. • ©France 3 Franche-Comté

Sur votre carte, vous désignez également Tefal, en Saône et Loire comme utilisateur de PFAS. Que cela signifie-t-il ? 

Dans Le Monde, on a publié une enquête sur le site de fabrication d’ustensiles de cuisine à Rumilly en Haute-Savoie (Rumilly, « capitale mondiale de la poêle » et hot spot de la « pollution éternelle » aux PFAS, à lire ici, ndlr). Il se trouve qu’il y a un autre site de Tefal à Tournus. A ma connaissance, aucune évaluation de la pollution n’a été effectuée par la Dreal. Quand j’ai demandé à la Dreal Rhône-Alpes s’ils avaient averti la Dreal de Bourgogne qu’il y avait un souci, probablement, à Tournus, ils m’ont répondu qu’ils n’avaient pas communiqué entre eux. Ce qui est assez typique de la façon dont l’information circule sur la question environnementale en France. C’est très problématique parce que j’ai des documents, tout à fait officiels, qui indiquent la présence de PTFE, c’est-à-dire de Teflon, sur le site de l’usine de Tournus.

En plus de Tavaux et de Tournus, vous recensez plusieurs dizaines de site de contamination « présumée ». Cela veut dire qu’il n’y a rien d’attesté ?

Ce sont des sites où l’activité industrielle est susceptible d’avoir utilisé ou d’utiliser des PFAS, et donc d’en avoir émis dans l’environnement. On a identifié ces sites avec une méthodologie développée par des scientifiques américains pour réaliser une carte similaire aux Etats-Unis. On n’a pas fait ça sur un coin de table en se disant : « hum, il y a une usine chimique ici, peut-être utilisent-ils des PFAS ». On a reproduit une méthodologie très rigoureuse.

Il peut s’agir d’usines, d’aéroports, des bases militaires, gros utilisateurs de mousses anti-incendie de type B, qui servent à éteindre les feux d’hydrocarbures. Tous les incidents, tous les exercices anti-incendie sont susceptibles d’avoir rejeté des PFAS dans l’environnement. D’ailleurs la grande majorité des hot spots connus et sous surveillance à travers l’Europe sont dus à l’usage de ces mousses anti-incendie.

Avec notamment, en Haute-Saône, la base aérienne 116 de Luxeuil-les-Bains.

La base que vous mentionnez est d’ailleurs à proximité d’un des endroits où la contamination aux PFAS est la plus élevée de tout le pays. J’ai demandé au Ministère de la Défense s’ils avaient pris des mesures. Je leur apprenais l’existence d’un problème.

Considérez-vous qu’il y a une défaillance de la puissance publique sur la mesure et le contrôle de ces polluants ?

Il y a une défaillance publique à nombreux niveaux. En France, il y a eu une campagne de mesure des PFAS dans l’eau de boisson en 2009-2010. Déjà, il y avait des alertes. Les chercheurs rattachés au laboratoire d’hydrologie de l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] à Nancy ont fait des analyses poussées, pour comprendre pourquoi il y avait des endroits où c’était très élevé, sauf que dans leurs publications, parues dans de grandes revues scientifiques avec des comités de lecture, les lieux étaient anonymisés.

Cette équipe de chercheurs a fait des prélèvements très poussés à travers toute la France, et c’est resté dans les tiroirs.Stéphane Horel

Journaliste au Monde

En revanche, si les analyses de ces scientifiques étaient anonymisées pour le public, les pouvoirs publics étaient parfaitement au courant. Il n’y a eu aucune action, à part un endroit où l’eau a été coupée.

L’autre point à souligner, c’est qu’il y a une directive européenne sur les émissions industrielles. Elle oblige les entreprises d’une certaine taille à déclarer leurs émissions dans l’environnement. Or, les PFAS ne sont pas inscrites dans la liste des substances à déclarer. C’est à la libre disposition des industriels de dire aux pouvoirs publics au niveau local, aux Dreal (directions régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement): « J’émets telle substance chimique, mais j’estime que c’est pas trop grave ». C’est à eux en fait de dire à quelle limite ils peuvent les émettre si les substances ne sont pas listées dans la directive européenne, ce qui est le cas des PFAS.

Que sait-on des conséquences concrètes de l’usage des PFAS et de leur éparpillement dans la nature sur la santé ?

Ce dont on est sûr aujourd’hui, c’est que le caractère ubiquitaire, omniprésent, de cette pollution crée une imprégnation des êtres humains. Toutes les campagnes de biosurveillance réalisées en Europe et aux Etats-Unis montrent que quasiment 100% des personnes ont des PFAS dans le sang. On sait que ces PFAS s’accumulent dans le corps humain. Depuis que leurs effets sur la santé sont étudiés, depuis une vingtaine d’années, l’exposition aux PFAS est reliée à une quinzaine de maladies, avec des niveaux de preuve différents. Les preuves arrivent en observant les gens tomber malades, en particulier ceux qui vivent autour des usines de production des PFAS. Aujourd’hui, on sait que l’exposition aux PFAS a des effets sur le système immunitaire, sur le système thyroïdien, peut provoquer trois sortes de cancers (testicule, rein, sein). Ca a également un impact sur la tension artérielle, qui régule le rythme cardiaque. Les conséquences sont a priori énormes sur la santé des personnes et sur les systèmes de santé.

Le coût des maladies liées aux PFAS est évalué entre 52 et 83 milliards d’euros par an pour les systèmes de santé européens. C’est absolument gigantesque.Stéphane Horel

Journaliste au Monde

C’est la première fois qu’une telle carte est réalisée. Quel est votre objectif ? Faire réagir les autorités scientifiques et les pouvoirs publics ?

Le but de cette carte, c’était de faire un travail qui n’avait jamais été réalisé auparavant en Europe. On n’est que journalistes, il y a forcément des erreurs, il y a forcément d’autres données. On apporte ça, on a fait le meilleur boulot possible à la hauteur de nos ressources, maintenant prenez cet outil, améliorez-le. Surtout, prenez des mesures qui vont permettre de développer les connaissances sur les endroits qui semblent contaminés, à proximité des usines susceptibles d’utiliser des PFAS dans le but de protéger les populations de ces substances très dangereuses.  

Jean-Pierre Mettétal, l’hydrogéologue comtois que nous avons contacté, considère que cette enquête est un « pavé dans la mare salutaire ». Qu’en pensez-vous ?

C’est nous qui l’avons fait mais quelque part, c’est complètement anormal que des journalistes aient à faire ce travail-là, qui devrait relever d’institutions de recherche publique ou des autorités régulatrices. Pas mal de chercheurs que nous avons contactés nous ont dit : « je rêve de faire ça, je l’ai demandé plusieurs fois mais je n’ai pas eu les budgets ». Il y a donc un vrai problème du côté des pouvoirs publics. L’ignorance est entretenue parce que l’argent n’est pas mis afin de créer des connaissances pour protéger la santé du public.

Propos recueillis par Catherine Schulbaum et Jérémy Chevreuil.

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