L’article à lire pour comprendre la pénurie de médicaments en France
Article rédigé par
France Télévisions
Publié le 20/02/2023 05:57
Temps de lecture : 6 min.
La triple épidémie de Covid-19, de grippe et de bronchiolite de cet hiver, conjuguée à des difficultés d’approvisionnement, a fragilisé un marché déjà tendu, rendant certaines molécules inaccessibles.
C’est une rengaine que les pharmaciens répètent depuis plusieurs mois à leurs fournisseurs : « Je vous appelle pour savoir si vous avez à nouveau de l’amoxicilline. » Ce médicament essentiel, qui est de loin l’antibiotique le plus prescrit aux enfants, n’est pas le seul à avoir manqué cet hiver, suscitant l’inquiétude dans les plus hautes sphères de l’Etat. Le 3 février, le ministre de la Santé François Braun avait promis au micro d’Europe 1 « une sortie de crise » dans les quinze jours. Mais en fin de semaine dernière, les pharmaciens constataient encore des « difficultés » d’approvisionnement, selon Bruno Maleine, membre du conseil de l’Ordre des pharmaciens.
Quels sont les médicaments concernés ?
En tout, quelque 3 000 molécules ont manqué à l’appel cet hiver, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Parmi elles, celles qui préoccupent le plus les autorités, les médecins et les patients : les versions pédiatriques de l’amoxicilline, antibiotique prescrit pour soigner les infections et classé parmi les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, et du paracétamol.
La situation devrait s’améliorer pour l’amoxicilline dans les prochains jours, affirment les pharmaciens contactés par franceinfo. Concernant la version pédiatrique du paracétamol, la situation « est revenue à la normale », affirme Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).
« On découvre chaque jour une rupture sur une classe de médicaments, comme des anticancéreux, des antibiotiques, des hormones de croissance, des insulines… »Bruno Maleine, membre du conseil de l’Ordre des pharmaciens
à franceinfo
Enfin, côté hôpital, les dispositifs médico-stériles sont également à la peine, insiste Cyril Boronad, président du Syndicat national des pharmaciens des établissements publics de santé (Synprefh). Il s’agit des seringues, des aiguilles, des cathéter, « encore plus difficiles à remplacer que les molécules, car le personnel est formé à un certain type de matériel ».
Quelles sont les conséquences pour les patients ?
« J’ai vu des patients faire 20 km parce que les pharmacies plus proches n’avaient plus les médicaments demandés », raconte Bruno Maleine, installé dans le Val-de-Marne. Plus inquiétant, une étude de la Ligue contre le cancer, publiée en septembre 2020, alerte sur les pertes de chance que peuvent provoquer ces manques pour les patients. En tout, 75% des professionnels soignants interrogés par l’association affirment que, « malgré l’existence des traitements de substitution, les pénuries de médicaments utilisés contre le cancer entraînent une perte de chances pour les personnes malades ». Une autre étude, publiée en 2019 par l’association France Assos Santé, dévoilait que « 45% des personnes confrontées à ces pénuries ont été contraintes de reporter leur traitement, de le modifier, voire d’y renoncer ou de l’arrêter complètement ».
Est-ce que la situation est inédite ?
Oui et non. Cela fait environ quinze ans que l’Agence nationale de sécurité du médicament enregistre des pénuries. Mais ces périodes de disette s’accélèrent : en 2020, 2 446 ruptures de stock ont été signalées, soit presque trois fois plus qu’en 2018. On en comptait seulement 89 en 2010, d’après les données présentées par l’ANSM à franceinfo en 2020. En revanche, c’est la première fois que cela concerne des médicaments destinés au grand public.
Plus généralement, « la très grande majorité des pénuries concerne les médicaments dits matures », a précisé Christelle Ratignier-Carbonneil, la directrice générale de l’ANSM, lors d’une audition au Sénat. Comprendre : ceux dont les brevets sont libres, ce qui les rend moins chers, donc moins rentables et moins attractifs pour l’industrie pharmaceutique. « Elles ne concernent que très rarement les médicaments ‘innovants’. »
Qu’est-ce qui cloche ?
Plusieurs facteurs sont en cause. En 2020 et en 2021, durant les deux années de confinement, les épidémies hivernales dont celles de grippe et de bronchiolite ont été peu virulentes. Or cette année, la triple épidémie de Covid-19, grippe et bronchiolite a été très forte, augmentant la demande de médicaments.
Autre raison avancée : des tensions sur le marché du médicament avec peu de producteurs mais beaucoup de demande. En tout, « 40% des médicaments génériques sont produits par deux laboratoires dans le monde », pointe l’économiste Nathalie Coutinet, auteure du livre Economie du médicament. En trente ans, la production de 80% des principes actifs a été délocalisée en Asie. Notamment en Chine et en Inde, qui en plus d’être des pays producteurs de médicaments deviennent d’importants consommateurs.
« Dans le cas de l’amoxicilline, la demande a doublé par rapport à l’an dernier, et cette augmentation n’a pas été anticipée par les fabricants. »Nathalie Coutinet, économiste spécialiste du marché pharmaceutique
à franceinfo
Enfin, la guerre en Ukraine et la hausse des prix de l’énergie ont des conséquences sur la production des additifs et sur le conditionnement des médicaments. C’est le cas du carton ou des flacons en verre, utilisés notamment pour les versions pédiatriques de l’amoxicilline et du paracétamol.
La France est-elle le seul pays concerné ?
Non, de nombreux pays ont également connu des tensions d’approvisionnement, comme les Etats-Unis, le Canada et les pays européens. Mais la France a cette particularité d’être une « très grosse consommatrice de médicaments, notamment pour l’amoxicilline, en comparaison avec l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni », a souligné Christelle Ratignier-Carbonneil devant les sénateurs.
« Malgré une baisse continue depuis dix ans de la consommation d’antibiotiques, la France reste le quatrième pays européen le plus consommateur derrière la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. »Santé publique France
dans un rapport publié le 2 novembre
Des solutions existent-elles ?
Dans un premier temps, les syndicats de pharmaciens estiment qu’il faut établir des stocks avant l’hiver pour éviter de passer commande lorsque la demande est la plus forte. Outre cette solution de court terme, ils estiment qu’il faut accepter de payer des médicaments plus chers et travailler sur un prix unique européen, « à l’image de ce qu’on a fait pour le vaccin contre le Covid-19 », plaide Philippe Besset.
Enfin, plusieurs voix s’élèvent pour insister sur le fait que l’industrie du médicament est stratégique. Ce qui rend nécessaire de relocaliser la production en Europe. « La solution est forcément européenne, car chaque pays ne va pas reproduire 500 molécules. Il faut une entente européenne. Pour le moment ce n’est pas le cas, car au plus fort de la crise, l’Allemagne a accepté de payer les médicaments plus chers », note l’économiste Nathalie Coutinet.
Comment a réagi le gouvernement ?
Le gouvernement a lancé, vendredi 3 février, un comité de pilotage de travail interministériel entre les ministères de la Santé et de l’Industrie pour mieux prévenir les prochaines pénuries. Ses membres auront pour mission d’identifier une liste de médicaments « stratégiques pour la santé de nos concitoyens ». Elle sera publiée « d’ici à la fin du mois de mai », a assuré François Braun dans un communiqué.
« Sous trois mois, un plan blanc ‘médicaments’, activable en cas de situation exceptionnelle, nécessitant de prendre des mesures fortes pour sécuriser la prise en charge de nos concitoyens, sera préparé. »François Braun, ministre de la Santé
dans un communiqué
Une commission d’enquête a aussi été créée par le Sénat, à l’initiative de Laurence Cohen, sénatrice communiste du Val-de-Marne. Enfin, au niveau européen, la Commission devrait présenter en mars une révision de sa stratégie pharmaceutique, selon Le Monde.
Je n’ai pas eu le temps de tout lire, vous pouvez me faire un résumé ?
Les pénuries de médicaments ne sont pas nouvelles. Jusqu’à présent, elles concernaient uniquement des traitements de pointe et peu connus du grand public. Cette année, ce sont des molécules très demandées qui ont manqué, provoquant l’inquiétude des patients, des médecins et des pouvoirs publics. Ces carences sont dues à des tensions sur le marché des médicaments. Or, l’épidémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, des difficultés d’approvisionnement et une hausse de la demande ont aggravé la situation. Le gouvernement français travaille sur des pistes pour prévenir les futures pénuries. A court terme, une solution serait de créer des stocks en amont des périodes épidémiques, synonymes de fortes demandes, pour éviter de passer commande en même temps que les autres pays. A plus long terme, les acteurs du secteur préconisent une harmonisation des prix au niveau européen, ainsi qu’une relocalisation de la production.