ENTRETIEN. Procès Médiator : « Un crime industriel monstrueux » pour Irène Frachon, lanceuse d’alerte avec l’ancien député toulousain Gérard Bapt
- Irène Frachon se bat depuis plus de dix ans contre les laboratoires Servier./DDM
Présente au procès en appel des laboratoires Servier dans l’affaire du Médiator, la pneumologue et lanceuse d’alerte Irène Frachon, épaulée par l’ancien député de Haute-Garonne Gérard Bapt, attend de plus lourdes sanctions.Interview.
Près de deux ans après leur première condamnation dans l’affaire du Médiator, les laboratoires Servier sont de nouveau devant la justice, cette fois, pour le procès en appel. Les laboratoires Servier avaient été condamnés à 2,7 millions d’euros d’amende pour « tromperie aggravée » et « homicides et blessures involontaires» au mois de mars 2021. Le coupe-faim serait à l’origine de la mort de centaines de personnes. Épaulée par l’ancien député socialiste de Haute-Garonne Gérard Bapt, Irène Frachon avait lancé l’alerte. La pneumologue sera entendue le 14 février au tribunal correctionnel de Paris.
Qu’attendez-vous exactement de ce procès en appel ?
Tout simplement que les réquisitions du parquet soient suivies. Ce qui n’a pas été le cas en première instance. C’est-à-dire que la tromperie aggravée soit à nouveau reconnue et condamnée bien sûr, tout comme les blessures et homicides involontaires mais avec des peines plus adéquates avec la gravité des faits. Les deux autres « piliers » de ce crime industriel monstrueux sont la qualification frauduleuse d’antidiabétique pour le Mediator (qui est en fait un dérivé d’ amphétamine coupe –faim) dès sa commercialisation en 1976 et le remboursement indu par la sécurité sociale à taux plein pendant 33 ans. Dans le langage commun, cela s’appelle une escroquerie.
Avec le recul , qu’est ce qui selon vous est le plus choquant aujourd’hui ?
Le plus choquant, et de loin, est que Servier reste une institution « respectable » en France ou plutôt respectée, qui a toujours pignon sur rue, qui subventionne congrès et colloques médicaux, noue des partenariats avec des institutions scientifiques prestigieuses et reçoit des subventions publiques. C’est hallucinant. Comme s’il ne s’était rien passé, ou plutôt que tout le monde s’arrange avec cet industriel en faisant mine de penser qu’il ne s’agissait que d’une « erreur », qu’ « ils ont changé »…. Alors que la justice a été très claire : il s’agit d’une tromperie délibérée, en toute connaissance de cause qui a provoqué la mort de milliers de victimes ! Plus que l’addition de toutes les victimes du terrorisme en France ! Et Servier n’a pas changé, ni de nom, ni de comportement, hélas. Les victimes s’en rendent compte au quotidien quand elles doivent encore se débattre pour obtenir des indemnisations.
À quel moment vous êtes-vous décidée à lutter contre une telle machine ?
Quand j’ai compris, après avoir obtenu de haute lutte le retrait du marché du Mediator, que l’agence du médicament le faisait en catimini, abandonnant des milliers de victimes à leur triste sort. Des victimes qui avaient tout perdu et se feraient martyriser par Servier si elles tentaient d’obtenir réparation. Or, j’avais dans ma besace toutes les preuves, tous les documents qui leur permettraient de faire valoir leurs droits. Impossible de garder cela pour moi.
Vous n’hésitez pas à parler de démission du monde médical, n’est ce pas un peu fort ?
Alors là pas du tout ! Depuis des années, des institutions médicales, sociétés savantes, Académie de médecine etc. trinquent avec Servier pendant que les victimes se tordent de douleur. Cette trahison des principes déontologiques élémentaires est terrifiante et j’appelle cela une démission oui. Pas question toutefois de mettre tout le monde dans le même sac : des médecins font le job, soutiennent leurs patients, ou publient des études et sont indignés par le comportement de cette firme. Il n’empêche que je reste bien seule à dénoncer ce scandale sans fin….
Pourquoi avoir refusé la Légion d’honneur ?
J’ai du respect pour cette distinction, comme beaucoup de Français, qui souhaitent qu’elle récompense des citoyens authentiquement méritants et engagés pour l’intérêt général. Le plus caricatural est la kyrielle de décorations reçues par Jacques Servier tout au long de sa carrière, de tous les bords politiques, jusqu’au Graal, la Grand-Croix de la Légion d’honneur, celle qui a distingué Simone Veil ou l’abbé Pierre….et bien sûr des anciens déportés ou résistants. Pas question d’être chevalier sous l’ombre du « grand-croix » Jacques Servier ! Avec Eric Giacometti, coscénariste d’une BD que nous publions et qui raconte toute cette affaire (« Mediator, un crime chimiquement pur » chez Delcourt), nous appelons ceux que cette situation révulse à signer une pétition (sur change.org) pour changer le règlement de cette décoration afin de permettre le retrait de la grand-croix de Jacques Servier, à titre posthume.
Votre vie personnelle n’a-t-elle pas souffert de ces années de combat ?
Ma vie personnelle est forcément impactée pat cet engagement qui est très chronophage et puise aussi dans mon énergie. J’ai la chance d’être soutenue par mes proches et l’hôpital qui m’emploie. Ce n’est pas le cas pour la majorité des lanceurs d’alerte …alors je m’estime chanceuse.
Si vous aviez un seul message à adresser à toutes les victimes, quel serait-il ?
Le message est le suivant : »Tâchez de poursuivre votre vie, vaille que vaille, et sachez que nous ne lâchons rien, moi, ainsi qu’une poignée de défenseurs, pour obtenir justice ».