Le Levothyrox, garanti 100 % omerta
Les malades exigent la vérité sur la composition de la nouvelle formule, notamment sur les effets néfastes du mannitol.
7 mai 2019Épisode n° 21Les épisodesTexteAurore GoriusPhotoMathieu Thomasset/Hans LucasÉdité parLucile Sourdès-CadiouLa playlistProfitez des Jours même hors connexion avec l’application sur Android ou sur iOS
D’une voix un peu hésitante qui trahit son émotion, Sylvie Chéreau peut parler de longues minutes du changement de formule du Levothyrox et des souffrances qu’il a engendrées chez certains malades. Elle-même les a endurées pendant plusieurs mois, qui l’ont laissée sur le flanc. Depuis maintenant deux ans, elle s’est beaucoup investie pour la reconnaissance de cette crise sanitaire, responsable d’un record de déclarations d’effets secondaires en France. Deux ans à s’interroger, croiser les informations, monter un collectif, des réunions, batailler avec les autorités de santé… « Si vous saviez comme j’ai hâte de passer à autre chose. Mais cette histoire me rattrape toujours », constate-t-elle, fataliste mais toujours combative. Cette gérante d’entreprise installée à Toulouse, quinquagénaire depuis peu, a accueilli avec un certain soulagement les récents travaux, dirigés notamment par le biostatisticien Didier Concordet et le pharmacologue Pierre-Louis Toutain, montrant l’absence de bioéquivalence entre ancienne et nouvelle formules (lire l’épisode 20, « Levothyrox : une étude confirme le laxisme de Merck et de l’ANSM »). Ils apportent une première explication scientifique aux souffrances ressenties. « Longtemps, nous n’avons pas été entendus, nos souffrances ont été niées. Alors oui, cette étape est importante », explique Sylvie Chéreau.
Des interrogations tournent autour des interactions entre les excipients de la nouvelle formule, l’acide citrique et le mannitol, et le principe actif du médicament, la lévothyroxine
Importante mais pas suffisante. « Nous voulons toute la vérité, faire reconnaître un scandale, des victimes et des dysfonctionnements. Mais surtout, savoir ce qui se passe vraiment dans le cœur du réacteur », poursuit Sylvie Chéreau. Autrement dit, dans la composition du médicament lui-même. Seuls les excipients ont été changés entre l’ancienne et la nouvelle formules du Levothyrox : le lactose a été remplacé par de l’acide citrique et du mannitol. Ces nouveaux composants étaient censés favoriser la stabilité du médicament dans le temps. Mais beaucoup d’interrogations tournent autour des interactions entre ces nouveaux excipients et le principe actif, la lévothyroxine. Précédemment dans cette série, le pharmacologue Pierre-Alain Vitte évoquait la dégradation de la lévothyroxine en milieu acide (lire l’épisode 6, « “Pourquoi Merck a-t-il choisi l’acide citrique ?” »). Selon des documents épluchés parLes Jours et disponibles sur le site de l’Agence du médicament (ANSM), le comité de pharmacovigilance qui s’est réuni le 10 octobre 2017 reconnaissait la présence d’une sorte d’impureté, appelée en langage chimique un « adduit », formée entre le lactose et la lévothyroxine dans l’ancienne formule. Et dans la nouvelle formule, entre l’acide citrique et cette même molécule. Mentionnées, ces impuretés ne sont toutefois pas quantifiées et leur présence ne soulève pas de questions complémentaires.
Le mannitol est, lui aussi, suspecté d’interagir de façon néfaste avec la lévothyroxine. Par le passé, un générique du Levothyrox, commercialisé par le laboratoire Biogaran, contenait déjà du mannitol. Les endocrinologues ont progressivement arrêté de le prescrire, suite à de nombreux effets secondaires ressentis par les patients. Sa fabrication a été interrompue en 2016, six ans après son lancement sur le marché. La piste du mannitol n’est pas explorée dans le document du comité de pharmacovigilance précédemment cité. Pas plus qu’elle ne l’est dans le contrôle de la nouvelle formule effectué le 12 septembre 2017 par l’Agence du médicament elle-même. « Le mannitol, excipient majoritaire de la formule, a été identifié dans les comprimés à l’analyse », se contente de mentionner, laconiquement, le document. Une recherche d’impuretés diligentée par l’Agence, avec des boîtes transmises par le fabricant du Levothyrox, le laboratoire Merck, a donné lieu à une synthèse en janvier 2018. Elle n’a rien trouvé de particulier.
À chaque fois que la qualité de la nouvelle formule a été mise en cause, l’Agence du médicament s’est précipitée pour communiquer. Cette fois, c’est silence radio. Depuis le début de la crise, l’ANSM est dans une forme de duplicité. Elle refuse de rechercher l’origine des troubles.Gérard Bapt, médecin-conseil de l’AFMT
Mais à aucun moment, l’ANSM n’a jugé bon de lancer une étude indépendante sur la composition de la nouvelle formule du Levothyrox. Le même compte-rendu du comité de pharmacovigilance du 10 octobre 2017 mentionne pourtant bien la nécessité d’un « comité de suivi multidisciplinaire constitué des différentes parties prenantes (professionnels de santé, patients, pharmacovigilants, autorités de santé) » afin de tenter d’éclaircir l’origine des troubles. Ce comité n’a jamais vu le jour, contrairement à d’autres crises sanitaires, comme celle de l’essai clinique mortel du laboratoire Biotrial à Rennes, où un Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) avait été créé en janvier 2016, et un rapport remis quatre mois plus tard.
La piste du mannitol a été relancée dans la toute dernière étude de Concordet et Toutain, publiée par la revue Clinical Pharmacokinetics. Elle souligne que le mannitol influe sur le transit intestinal, ce qui peut altérer la disponibilité dans le sang d’une substance comme la lévothyroxine, faiblement perméable. Depuis la publication de cette étude, malgré de multiples relances, l’ANSM est aux abonnés absents et se refuse à tout commentaire. Le médecin-conseil de l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), l’ancien député Gérard Bapt, n’en revient pas : « À chaque fois que la qualité de la nouvelle formule a été mise en cause, l’Agence du médicament s’est précipitée pour communiquer. Cette fois, c’est silence radio. Depuis le début de la crise, l’ANSM est dans une forme de duplicité. Elle refuse de rechercher l’origine des troubles. » Merck, de son côté, s’est fendu d’une lettre aux professionnels de santé, qui assure que le laboratoire s’est conformé à la législation en vigueur en matière d’études préalables au lancement d’une nouvelle formule. L’industriel réfute aussi le moindre problème avec son médicament.
Les analyses effectuées au sein du CNRS et financées par les malades n’ont toujours pas été rendues publiques par l’organisme
Faute d’analyse indépendante via les pouvoirs publics, l’AFMT a lancé les siennes par ses propres moyens. À l’étranger d’abord, car beaucoup de laboratoires s’y refusaient en France, puis au sein du CNRS à Toulouse (lire les épisodes 9 et 16). Ce sont donc les malades, membres de cette association, qui ont payé pour tenter de faire la lumière sur leurs propres souffrances. Les analyses effectuées au sein du CNRS, par l’ingénieur de recherche Jean-Christophe Garrigues, n’ont toujours pas été rendues publiques par l’organisme. Motif invoqué : deux autres équipes du CNRS procèdent à des vérifications. Jean-Christophe Garrigues a déclaré avoir détecté la présence d’impuretés dans la nouvelle formule – laquelle aurait été améliorée, depuis son lancement, par le laboratoire. Il aurait aussi observé des interactions entre le principe actif (la lévothyroxine) et… le mannitol, suspecté de provoquer un sous-dosage de la molécule. Sous pression de sa hiérarchie, le scientifique ne s’est plus exprimé depuis. Et les vérifications de ses travaux restent pour l’instant lettre morte.
Sylvie Chéreau, elle, est plus bavarde. Lorsqu’il s’agit du Levothyrox, elle se souvient précisément des dates et des chiffres. Son parcours, forcément unique, ressemble à d’autres. Elle a commencé à ressentir une très grande fatigue au printemps 2017, aux environs de Pâques. « Je suis une femme très active dans mon métier et avec mes enfants. Soudain, je n’avais plus envie de rien, plus la force d’entreprendre quoi que ce soit », se souvient-elle. Durant l’été, elle s’accorde trois semaines de vacances pour récupérer. Mais à la rentrée, l’épuisement est toujours aussi intense. Voire pire. Elle n’est plus capable de monter les escaliers, ni de conduire, encore moins de travailler. Comme pour beaucoup de malades, il faudra attendre le 6 septembre 2017, et une interview d’Anny Duperey sur RTL, pour qu’elle fasse le lien entre son malaise et la nouvelle formule du Levothyrox, lancée en mars de la même année.
Nous avons organisé une première réunion à Saint-Gaudens. Une trentaine de personnes étaient inscrites, plus de 150 sont venues. Des femmes qui s’étaient séparées de leur mari, des enfants qui amenaient leur parent dans un état lamentable. J’ai su que l’heure était grave.Sylvie Chéreau, victime de la nouvelle formule
Dans la foulée, Sylvie Chéreau lance un appel sur Le Bon Coin, à la recherche de personnes qui endureraient les mêmes maux. « J’ai reçu tellement de réponses en 48 heures que le site m’a appelée pour me dire qu’il fallait plutôt lancer une page Facebook. » Elle s’exécute le 10 septembre et crée le premier collectif de malades dans cette crise, aujourd’hui appelé Victimes Levothyrox Occitanie (VLO). « Nous avons organisé une première réunion à Saint-Gaudens [Haute-Garonne, ndlr]. Une trentaine de personnes étaient inscrites, plus de 150 sont venues. Des femmes qui s’étaient séparées de leur mari, des enfants qui amenaient leur parent dans un état lamentable. J’ai su que l’heure était grave », se souvient-elle, alors qu’elle a désormais adopté le T-Caps, un nouveau médicament composé d’excipients bénins comme la gélatine. Elle contacte ensuite l’avocat Jacques Lévy, un ami, qui commence à constituer des dossiers. En novembre 2018, dans l’une des procédures lancées par l’avocat, la justice a diligenté des expertises médicales sur 47 malades (lire l’épisode 15, « Une victoire pour les patients impatients »). Mais les experts désignés ont ensuite été accusés par l’avocat de « ne pas rechercher les véritables causes des malaises subis par les malades ». Ce jeudi 9 mai, la justice doit se prononcer sur la nomination de nouveaux experts. Ainsi que sur l’opportunité de lancer une analyse chimique de la nouvelle formule, également demandée par Jacques Lévy. Le récit, sidérant, du parcours du combattant pour aller investiguer au cœur du problème est loin d’être clos.