Levothyrox : la firme avant les patients
L’heure n’est pas à revenir sur les dénis successifs qui ont émaillé l’histoire de la crise du Levothyrox et ont visé à nier les souffrances de centaines de milliers de patients ; mais sur les conditions dans lesquelles, en mars 2017, la firme multinationale Merck et l’ANSM, gendarme du médicament, ont pu procéder au transfert immédiat et obligatoire vers la nouvelle formulation (NF) de la seule thyroxine de synthèse présente en comprimés sur le marché français.
Concernant le médicament de prise quotidienne le plus souvent prescrit depuis des dizaines d’années, irremplaçable et dont la posologie doit être très minutieusement adaptée, la communication avait été minimale : un simple courrier de l’ANSM, non parvenu ou non lu par la plupart des médecins et pharmaciens auxquels il était censé s’adresser, concluant « qu’aucun changement n’était attendu pour les patients… » Aucun recours n’était prévu en cas d’intolérance. Le simple rappel de l’échec de l’introduction du générique de Biogaran en 2009-2010, de bioéquivalence pourtant satisfaisante, aurait dû conduire à la prudence ; elle avait déjà été réclamée en 2013 par l’Académie de médecine, tirant les leçons de l’épisode…
De nombreuses crises s’étaient aussi produites à l’étranger après des substitutions de spécialités, notamment en situation de monopole d’un laboratoire…Dans ces conditions, les risques sanitaires pris pour les patients, notamment les plus fragiles – femmes enceintes, cancéreux, cardiaques…- étaient maximum…et délibérément pris !
Quelle pharmacovigilance ?
Dans les mois qui ont suivis, l’absence totale de réactivité de l’ANSM face à la montée d’effets indésirables interpelle : 450 notifications en avril, 916 en mai, 1300 en juin, 5470 en juillet ! Du jamais vu…qui laisse l’ANSM indifférente, jusqu’en août, au moment de la révélation par la presse de l’ampleur de la crise. Un numéro vert, inutile, est mis en place, mais pas de recours pour les victimes, prisonnières du Levothyrox NF ! Les cardiaques, les cancéreux, les femmes enceintes se verront interdire par l’ANSM la prescription de la thyroxine en gouttes, au prétexte de rupture de stock !
Une alternative aurait pourtant pu exister sur le marché. Depuis des mois, le générique d’un laboratoire grec était en attente d’AMM…dossier oublié par l’agence, coïncidence ?
Pourquoi un transfert en mars 2017 ?
Reste à savoir ce qui aurait justifié le transfert de mars 2017, décidé par les directions de Merck et de l’ANSM en toute connaissance des risques sanitaires prévisibles. La nouvelle formulation (mannitol et acide citrique) est meilleure que l’ancienne (lactose) nous affirment de concert Merck, le ministère, l’ANSM, les Professeurs Nocebo – qui nous font rarement état de leurs liens d’intérêt -. Mais où sont les preuves scientifiques de cette affirmation ?
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Concernant la biodisponibilité du Levothyrox, Merck et sa filiale US Genpharm expliquaient en 2005 devant la FDA – le gendarme américain du médicament – que la levothyroxine sodique commercialisée aux USA sous le nom de Novothyrox et fabriquée en Allemagne respectait la norme de 95/100 % de principe actif. De surcroît, sa stabilité était démontrée sur 24 mois !
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Néanmoins pour l’AFSSAPS en 2012, il fallait améliorer la stabilité dans le temps des comprimés de Levothyrox, qui aurait perdu son efficience avec le temps
nonobstant les affirmations précédentes de Genpharm aux USA …Qui aurait perdu son efficience avec le temps
Qui plus est, que montre l’étude de bioéquivalence réalisée par Merck en 2014 pour comparer l’ancienne et la nouvelle formulation du Levothyrox ? : le test réalisé entre juin et août 2014 a comparé la biodisponibilité de comprimés produits en juin 2013 pour la nouvelle formulation et en mars 2013 – soit dix-huit mois auparavant – pour l’ancienne…la conclusion a été de bioéquivalence ! Il n’y avait donc, au moins pour dix-huit mois, aucun problème de stabilité pour le Levothyrox AF…c’est-à-dire l’Euthyrox toujours disponible en l’Union Européenne et dans le monde !
Répéter en boucle que le Levothyrox NF est meilleur que le Levothyrox AF contredit par les études du laboratoire ! En réalité c’est pour des raisons commerciales que Merck a commencé à travailler sur la nouvelle formulation dès 2011, en négociant avec la Chine ses investissements, pour des asiatiques intolérants à 80% au lactose.
Comment dans ces conditions l’Agence du médicament a-t-elle demandé à Merck un changement de formulation en 2012, et procédé à un transfert généralisé obligatoire vers la nouvelle formulation en mars 2017 ? Le gouvernement et l’ANSM refusent de poser cette question : pas de mission de l’IGAS, pas de groupe de travail indépendant. Le juge, espérons-le, nous éclairera un jour prochain.
Pour l’heure, des responsables mais pas de coupables ! Mais le triste constat de l’échec des réformes « post-mediator » est à tirer : pour la pharmacovigilance, il ne suffit pas de mettre en place des outils : il faut aussi de la réactivité institutionnelle. Pour la transparence des prises de décision de santé publique, éclairées par les exigences de la sécurité sanitaire, il faut l’accès aux données. Il n’y a toujours pas accès à ce jour au rapport de pharmacovigilance présenté en 2012 par le CRPV de Rennes sur lequel serait fondée la demande de changement de formulation par l’agence… De même le compte rendu de la réunion du 10 juillet 2015 tenue dans les locaux de l’ANSM avec la direction de Merck pour préparer le transfert est inaccessible.
Le ministre en charge de la réforme de la sécurité sanitaire après le scandale du Mediator, Xavier Bertrand, avait posé un principe : « que l’intérêt des patients prime sur l’intérêt de la firme ». Ni le laboratoire Merck, ni la direction de l’ANSM n’ignoraient les risques sanitaires d’une substitution concernant la thyroxine, et en particulier ceux concernant les publics fragiles. Une règle éthique a été transgressée : « primum non nocere ».
La décision du transfert a servi l’intérêt de la firme plutôt que l’intérêt du patient…
Gérard BAPT, député honoraire, fut Président de la Mission d’information pour le Mediator