Fukushima 10 ans après : « Le désastre est toujours en cours
Des experts de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) sur le site de la centrale nucléaire de Fukushima, le 17 avril 2013 © Greg Webb / IAEA / Flickr (CC BY-SA 2.0)
Les éditions Divergences publient le 26 février Radiations et révolution, un essai de l’auteur Sabu Kohso qui revient sur les évènements de Fukushima en appellant à faire dévier notre attention du concept de « monde » vers celui de « terre ».
Pablo Maillé– 28 février 2021
C’est à croire que chaque crise impose, en plus de ses drames humains et matériels, son propre vocabulaire. Dans l’essai De la démocratie en Pandémie ; Santé, recherche, éducation, paru le 14 janvier aux éditions Gallimard, la philosophe Barbara Stiegler se propose de questionner l’usage du terme « pandémie » pour décrire la crise mondiale provoquée par le Covid-19. Selon elle (comme pour Richard Horton, le rédacteur en chef de la revue scientifique The Lancet, dont elle reprend le propos), l’épidémie de Covid-19 n’est pas une pandémie mais une « syndémie », c’est-à-dire une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique. La philosophe spécialiste du néolibéralisme démontre ainsi que l’émergence du coronavirus n’est que « l’énième épisode d’une longue série » de « nouveaux risques sanitaires », amplifiés « par le démantèlement des systèmes de santé ». À rebours, précisément, de la dimension exceptionnelle, temporaire et inattendue que cristallisent les huit petites lettres du mot « pandémie ».
Désastre, catastrophe et apocalypse
La démarche de Sabu Kohso dans son livre Radiations et révolution, paru le 26 février aux éditions Divergences, n’est a priori pas si éloignée de celle de Barbara Stiegler. Car dix ans après « les évènements » de Fukushima, cet écrivain, traducteur et activiste vivant entre New York et le Japon revient d’abord sur la sémantique qui entoure, et continue d’envelopper, la date du vendredi 11 mars 2011. Ce jour-là, un tsunami consécutif à un séisme de grande ampleur avait mis hors service le système de refroidissement principal de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, sur la côte est de l’archipel, entraînant la fusion des cœurs des réacteurs ainsi que la surchauffe de la piscine de désactivation du réacteur. De quoi provoquer, dans la foulée, plus de 2 000 décès, sans compter les conséquences environnementales et sanitaires.https://www.youtube.com/embed/pgL-Vw67H2U?enablejsapi=1&origin=https%3A%2F%2Fusbeketrica.com
Comment décrire des faits d’une telle ampleur ? Accident, événement, fléau ? Dans les premières pages de son ouvrage, Sabu Kohso investit Fukushima d’une triple définition. Pour lui, il s’agit autant d’un « désastre » que d’une « catastrophe » et d’une « apocalypse ».
Désastre parce qu’il s’agit d’une expérience « vécue partout dans le monde » et « toujours en cours » : déplacements de population, destruction des moyens de subsistance des agriculteurs et des pêcheurs locaux, perte durable de biodiversité… Preuve de cet ébranlement, l’entreprise Tokyo Electric Power Company (TEPCO) poursuit aujourd’hui encore les opérations de refroidissement des réacteurs et de démantèlement de la centrale. Des opérations qui ne devraient s’achever que dans trente ou quarante ans. Début 2018, la superficie des zones évacuées était encore de 370 kilomètres carrés autour du site principal.« Fukushima a créé un vide dans les agencements de pouvoir préexistants – la gouvernance, le capitalisme, le peuple et l’environnement -, ce qui a mis au défi notre capacité de vivre et de lutter de manière autonome »Sabu Kohso, auteur et activistePartager sur TwitterPartager sur Facebook
« Catastrophe », deuxièmement, en ce que Fukushima constitue selon Sabu Kohso une « perturbation synergétique de processus sociaux et écologiques » : « Fukushima a créé un vide dans les agencements de pouvoir préexistants – la gouvernance, le capitalisme, le peuple et l’environnement -, ce qui a mis au défi notre capacité de vivre et de lutter de manière autonome », écrit-il à propos de « l’un des moments les plus décisifs de l’histoire du Japon ».
« Apocalypse », enfin, car il s’agit d’un « dispositif métaphysique, imaginaire et affectif qui nous conduit à affronter un monde en déclin et à envisager sa transformation radicale », dans un contexte historique où, « alors que les tragédies d’Hiroshima et Nagasaki avaient été infligées par un ennemi un guerre », Fukushima revêt un caractère « tragicomique », celui d’une « guerre d’une nation pacifiste contre elle-même ».
L’intérêt du livre Radiations et révolution réside aussi dans le récit que Sabu Kohso fait de l’onde de choc provoquée, sur un plan politique, par les évènements du 11 mars 2011. Ainsi de la communauté alternative tokyoïte Shiroto no Ran (« Amateur Riot »), dont Sabu Kohso rappelle qu’elle s’est mobilisée dès le mois d’avril de la même année, alors que tout le pays était encore en proie à l’incertitude, en organisant des manifestations antinucléaires qui rassemblèrent des dizaines de milliers de personnes aux origines sociales variées. « Ces foules étaient très différentes de celles des anciens mouvements sociaux, raconte l’auteur. Elles n’étaient plus alignées sur des partis politiques, des syndicats ou des groupuscules de gauche ; elles rassemblaient plutôt des groupes affinitaires et des individus aux orientations anti-autoritaires. »https://www.youtube.com/embed/ws8870g-8ys?enablejsapi=1&origin=https%3A%2F%2Fusbeketrica.com
La terre contre le monde
Quoique peu relaté dans la presse internationale, ce genre de contextualisation aide aussi à mieux comprendre la capacité du système politique japonais à persévérer dans le statu quo après le tsunami. Comme le raconte l’activiste, si la responsabilité légale de l’accident nucléaire a fini par être attribuée à TEPCO et à sa négligence en matière de mesures de sûreté, le principal souci des autorités a bel et bien été « de se dégager de toute responsabilité vis-à-vis du lourd et coûteux suivi de l’après catastrophe », par exemple en faisant de nouveau entrer en fonction, cinq ans plus tard, trois centrales nucléaires nationales pour satisfaire des demandes commerciales. Ceci alors même qu’en décembre 2011, l’administration Noda du Parti démocrate, sous la pression d’un mouvement antinucléaire en plein essor, déclarait que « le Japon du futur » serait « dénucléarisé ».« La terre est une entité autonome portant ses propres processus et mouvements dynamiques, c’est-à-dire sa propre subjectivité. Même s’il est impossible d’en atteindre la totalité, nous en faisons nécessairement partie »Sabu Kohso, auteur et activistePartager sur TwitterPartager sur Facebook
Pour dépasser ces impasses aussi bien théoriques que pratiques (Sabu Kohso n’esquive d’ailleurs aucunement les dilemmes autour de l’impossible sortie « du jour au lendemain » du nucléaire), sans doute faut-il en revenir à ce qui fait la thèse centrale du livre. À savoir l’idée que « la catastrophe est à replacer dans le contexte d’un conflit entre la marche destructrice de l’économie mondiale, et les forces humaines et terrestres qui tentent de survivre » sur des territoires dont elles n’ont plus le contrôle. Dans une hypothèse que ne renierait pas Bruno Latour, théoricien des « terrestres », l’auteur fait ainsi la distinction entre « le monde et la terre », comme il l’expliquait dès juin 2011 au journal new-yorkais The Indypendent : « Le monde est la scène sur laquelle les sociétés humaines jouent leur drame et interagissent dans des langages structurels tels que ceux de la politique et de la loi. La terre est l’usine qui produit et reproduit les acteurs comme le théâtre en eux-mêmes, en utilisant des langages différents, qui sont machiniques. »
« La révolution n’est donc aujourd’hui rien d’autre qu’un renversement copernicien de notre attention tactique et stratégique ; elle quitte le monde pour la terre, conclut Sabu Kohso dans le dernier chapitre de son essai. Il est clair que cette dernière est une entité autonome portant ses propres processus et mouvements dynamiques, c’est-à-dire sa propre subjectivité. Même s’il est impossible d’en atteindre la totalité, nous en faisons nécessairement partie. Nous sommes aussi la terre. » Un éclairage particulièrement judicieux à l’heure où, comme l’écrit le philosophe Franco Berardi dans la préface du livre, « la pandémie nous montre que nous ne sommes plus dans le monde que nous avons connu par le passé mais sur une planète où tout mouvement est devenu difficile, et toute interaction dangereuse ». Bienvenue dans l’ère des radiations et des révolutions.
Fukushima, 10 ans après. Sociologie d’un désastre
Cécile Asanuma-BriceEditions de La Maison des Sciences de l’Homme,Paris, 217 p.
En vous en souhaitant une bonne lecture.Bien à vous,Best regards, よろしくお願いします、
Cécile Asanuma-Brice
Dr Asanuma-Brice Cécile / 浅沼=ブリス・セシル PhDChercheur CNRS/CNRS Researcher /フランス国立科学研究センター 教授
co-Director IRP CNRS Mitate Lab. Post Fukushima Studies / 見立てラボ 責任者http://mitatelab.cnrs.fr
https://cnrs.academia.edu/CécileAsanumaBrice
Livres/Book/本:Fukushima, 10 ans après. Sociologie d’un désastre, Maison des Sciences de l’Homme, 204 p.http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100129890&fa=description
Un siècle de banlieue japonaise, ed° Métispresses, 256p.https://www.metispresses.ch/en/un-siecle-de-banlieue-japonaise