Procès du Mediator : «J’ai peur de ne pas me réveiller le matin»
Chloé Pilorget-Rezzouk – Liberation – jeudi 21 novembre 2019
Ce jeudi, pour la première fois depuis l’ouverture du procès, une douzaine de victimes du médicament des laboratoires Servier se sont succédé à la barre, racontant les opérations, la fatigue et les angoisses.
Elles sont essoufflées et fatiguées. Pour plusieurs d’entre d’elles, leur avocat Charles Joseph-Oudin les escorte, bras dessus bras dessous, du banc des parties civiles jusqu’à la barre. «Mon cœur s’arrêtait de battre, je ne respirais plus, il y a tout qui lâchait», raconte Michèle, 73 ans, enfoncée dans une chaise installée pour l’occasion face à la 31 chambre du tribunal correctionnel de Paris. Après avoir pris du Mediator durant deux ans, la coquette vieille dame a dû se faire opérer pour remplacer deux valves cardiaques. «C’est un gros bobo, quand même», dit cette ancienne directrice administrative pour décrire la «dure» période postopératoire. «Il paraît que je suis devenue exécrable : ça, je veux bien le croire !» lance, non sans autodérision, celle qui en sera bientôt à son troisième pacemaker en dix ans.
Ce jeudi, une douzaine de victimes du médicament des laboratoires Servier, commercialisé pendant trente-trois ans jusqu’à son interdiction en 2009, ont témoigné pour la première fois depuis l’ouverture du procès, il y a deux mois. Après des semaines de débats techniques et scientifiques, sont venus s’incarner sous les yeux du tribunal les ravages – des centaines de morts, des centaines de personnes handicapées et fragilisées à vie – causés par ce qui fut longtemps le produit phare du groupe pharmaceutique.
Le cœur qui accélère
Ghalia, 68 ans, est venue avec une vieille boîte bleue de Mediator. Elle la brandit d’une main : «Je l’ai gardée en souvenir, en mauvais souvenir bien sûr !» Elle a pris le coupe-faim – présenté comme un antidiabétique par Servier – de 1999 à 2008, car son taux de triglycérides était trop élevé. Visage rond, cheveux enveloppés d’un voile, elle ne décolère pas : «On fait confiance à la médecine, et voilà le résultat.» Avant, Ghalia avait pris de l’Isoméride (autre médicament anorexigène de la firme, retiré de la vente en 1997) : «C’est pareil, je tremblais, j’étais sur les nerfs. J’ai arrêté.» Atteinte d’une double valvulopathie, elle est surveillée tous les six mois et dort mal, avec un appareil à oxygène.
Les récits s’accumulent et se ressemblent. Des voix à bout de souffle, féminines dans leur grande majorité, racontant le cœur qui s’accélère, la fatigue quotidienne, les mauvaises nuits, les angoisses désormais liées au milieu médical et aux médicaments. Il y a ces valves artificielles qui font «tic-tac» pendant la nuit et poussent parfois à dormir sur le canapé pour épargner le voisin de lit. «Les valves vont très bien. Moi, moins bien, lâche Michèle. Le soir, quand on se couche, on n’entend qu’elles !»
Corinne, 58 ans, qui dort semi-assise, confie : «Ça me fait du bien de l’entendre [la valve, ndlr], je me dis que je suis en vie. J’ai peur de ne pas me réveiller le matin.» Certaines victimes étaient diabétiques, mais beaucoup se sont vu prescrire le médicament de Servier pour perdre du poids, à l’instar de cette ancienne employée de supermarché qui voulait juste retrouver sa ligne après trois grossesses : dix ans de Mediator, de 1996 à 2006. A l’été 2009, Corinne demande à son médecin traitant de l’orienter vers un cardiologue. Il n’en voit pas l’intérêt, met sa fatigue sur le compte du stress et de son rythme de travail. Trois mois plus tard, elle est opérée en urgence, sa valve mitrale remplacée. «Vous avez bien fait d’insister pour voir le cardiologue», note, pleine de bienveillance, la présidente du tribunal, Sylvie Daunis. Tout le temps en arrêt de travail, Corinne dit avoir perdu «beaucoup d’argent». Aujourd’hui, sa vie est à l’arrêt. «Je ne peux plus aller faire mes courses toute seule, j’ai des sortes de malaise, j’ai les jambes en coton. Ça me détruit, raconte-t-elle d’une voix secouée de sanglots. Je suis encore en vie, mais pour combien de temps ?»
«C’est un mot qui fait peur»
Debout à sa droite, M Joseph-Oudin questionne : «Est-ce qu’il y a une seule journée où vous ne pensez pas à la maladie ?» «C’est rare, répond Corinne. Tout me rappelle Servier : quand je vais à l’hôpital, quand je prends des médicaments… J’y pense souvent.» Même chose pour Elisabeth, 70 ans. Cette Charentaise aux cheveux blond platine a développé une phobie de l’hôpital et de fortes crises d’angoisse. Elle se dit «très vite fatiguée. Et puis ce cœur qui s’emballe, c’est très dérangeant.» Un jour, il est monté jusqu’à 198 pulsations par minute. Diabétique de naissance, Elisabeth a manqué de peu l’opération cardiaque. Ce n’est qu’en novembre 2009, lorsque le Mediator a été interdit, que son médecin a arrêté de lui en prescrire : «Il m’a dit qu’il ne savait pas pourquoi». Elisabeth se souvient d’avoir «appris la toxicité du médicament par les médias», en voyant Irène Frachon à la télévision. Encore aujourd’hui, «quand [elle] parle du Mediator à [s]on médecin, il est très évasif. C’est un mot qui fait peur».
Comme beaucoup, Michèle a «de la haine» envers les laboratoires Servier qui comparaissent notamment pour «tromperie aggravée» : «Pour eux, c’était le jackpot tous les mois. Pour moi, ce sont des truands, des escrocs.» Dans son sinueux parcours vers une indemnisation, la septuagénaire affirme avoir été traitée comme «une moins que rien» par les experts et avocats du groupe pharmaceutique. Elle a d’ailleurs refusé leur offre de 137 000 euros et a finalement obtenu 562 000 euros de l’Office national d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux. Une autre victime, pointant les «pressions» de Servier : «Je ne les accepte pas, leurs excuses. Faut pas qu’ils viennent me faire leur comédie, là !»
Sur un banc du public, une oreille particulièrement attentive écoute. C’est celle d’Irène Frachon, l’inébranlable pneumologue sans laquelle le scandale sanitaire n’aurait jamais été mis au jour. Après avoir témoigné, c’est directement auprès de «la fille de Brest» que les victimes viennent chercher du réconfort. L’aura de la lanceuse d’alerte ne faiblit pas chez celles-ci, à tel point que l’une d’elles suggère à la barre qu’on lui remette la légion d’honneur : «Sans elle, on ne serait plus là !» A la faveur d’une suspension d’audience, M Joseph-Oudin, qui défend quelque 350 parties civiles, se réjouit : «Depuis deux mois, on a vu des sachants parler de choses très scientifiques… Il était essentiel de remettre les victimes au cœur du débat. La tromperie, pour les victimes, c’est très concret.»