Pollution au ruthénium 106 : l’accident nucléaire de Maïak resurgit soixante ans après
Le complexe nucléaire de Maïak a été touché en 1957 par le pire accident nucléaire après ceux de Tchernobyl et Fukushima. C’est à proximité de ce site, servant aujourd’hui au retraitement de combustible nucléaire usé, que la Russie a relevé des niveaux de ruthénium 106 « extrêmement élevés » en septembre.
Lorsque l’on parle d’accident nucléaire, les noms évoqués sont Tchernobyl, Fukushima, parfois Three Miles Island. Rares sont ceux qui évoqueront la catastrophe de Kychtym ayant touché le complexe nucléaire de Maïak. Il s’agit pourtant de l’une des pires catastrophes du genre. Cet accident, survenu en 1957 mais révélé au grand public seulement vingt ans plus tard, refait surface aujourd’hui: le lieu d’origine d’une pollution au ruthénium 106 en Europe semble se trouver tout près du site sinistré, dans le sud de la Russie.
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Par de nombreux aspects, l’histoire prend des airs de roman d’espionnage. Le complexe nucléaire de Maïak, premier de l’URSS, voit secrètement le jour en 1948, au milieu de la forêt sibérienne, au tout début de la Guerre froide. Ce site sensible n’apparaît sur aucune carte. Les villes qui l’entourent non plus, comme Ozersk, connue alors sous l’appellation Tcheliabinsk-65 et qui abrite 80.000 personnes. Tout est fait pour conserver le secret du lieu, dont la ville référencée la plus proche est Kychtym. Une ancienne habitante racontait il y a peu au journal Le Parisien la mise en garde de ses parents à l’époque: «Si tu le dis à qui que ce soit, nous serons arrêtés.»
Ces familles sont celles d’employés sur le site de Maïak, dédié à la fabrication de plutonium. La substance est essentielle au développement de l’arme nucléaire et l’URSS met tout en œuvre pour que cette production soit la plus rapide et massive possible. Quitte à laisser de côté les questions environnementales et sanitaires, par négligence et méconnaissance des conséquences du nucléaire. Au départ, les déchets liquides radioactifs issus de la fabrication du combustible nucléaire sont ainsi directement déversés dans la rivière Techa, sur laquelle le site est construit. Les conséquences sanitaires et environnementales, évidemment catastrophiques, poussent les autorités à chercher une autre solution.
Près de 300.000 habitants exposés à un nuage radioactif
Ces déchets sont ensuite stockés un temps dans des silos entreposés dans le petit lac Karachaï, à proximité, devenu l’un des lieux les plus pollués de la planète. Pour limiter cette pollution de l’eau, en 1953, des réservoirs sont construits pour conserver les déchets hors du lac, racontait en septembre le magazine Sciences et Vie . Enterrés dans du béton, ces bassins de stockage sont équipés d’un circuit de refroidissement pour limiter la montée en température des liquides, qui rejettent de la chaleur. Mais l’entretien de l’installation est laborieux et les réparations nécessaires ne sont pas réalisées.
Ce défaut d’entretien entraîne un grave accident. Les détails précis ne sont pas pleinement connus, souligne Sciences et Vie, mais le scénario global est clair: une défaillance du système de refroidissement non repérée déclenche une augmentation de la température à plus de 300°C, engendrant une évaporation des liquides. Les cuves, mises sous pression, finissent par exploser le 29 septembre 1957.
«C’était un dimanche. Il était aux environs de cinq heures. J’allais chez mon frère. J’ai entendu une explosion et j’ai vu un nuage», racontait en 1990 à L’Humanité l’ancien chef du laboratoire de dosimétrie du site de Maïak. La déflagration projette 70 à 80 tonnes de déchets. La plupart retombent sur place mais une partie reste en suspension et forme un nuage radioactif qui se déplace vers le nord-est. Environ 270.000 habitants y sont exposés, sur une zone de plusieurs milliers de kilomètres carrés. Une surface de 1000 km² est particulièrement contaminée. Cette zone survolée par le nuage est aujourd’hui souvent appelée «Trace radioactive Est-Oural».
Les premières évacuations n’interviendront que six à dix jours après l’accident. Un temps largement suffisant pour exposer ces habitants à une dose de radiation importante. Sciences et Vie évoque une zone de 20 km² autour du lieu de l’explosion où tous les pins meurent. D’autres évacuations suivront plusieurs mois après et concerneront, au total, une vingtaine de villages, soit environ 10.000 personnes. Des chiffres évoquent 200 décès directement liés aux radiations dans les mois qui ont suivi. Mais impossible, comme souvent, de donner des estimations précises. Les effets sur l’environnement et les habitants se prolongent dans le temps et se mêlent aux effets de la pollution dramatique liée aux rejets dans la rivière.
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Secret absolu
La catastrophe se déroule néanmoins dans le plus grand secret. Dans les années 1960, la CIA a bien entendu parler du site et de l’accident. Le pilote d’un avion-espion, Gary Powers, y laissera son avion et sera fait prisonnier en survolant le lieu. Mais l’affaire est tue, notamment pour ne pas accentuer la défiance grandissante, en Amérique du Nord et en Europe, vis-à-vis du nucléaire, quelques mois après un accident en Grande-Bretagne.
En 1990, une médecin généraliste racontait à L’Express avoir reçu une proposition de poste en 1967 à l’Institut de biophysique de Tcheliabinsk, un étrange établissement financé par le ministère chargé du nucléaire et où les praticiens s’engageaient au secret absolu. La ville a en effet accueilli des installations médicales spécialisées qui ont permis d’observer les effets de cette exposition à la radioactivité sur une période prolongée. Tout y est fait pour taire l’accident, malgré les nombreux cas de malades dont les symptômes correspondent à une irradiation. Il est d’ailleurs interdit de formuler ouvertement un tel constat dans les rapports médicaux. Les chiffres montrent pourtant des taux de leucémie et des malformations bien au-delà de la normale.
Des révélations vingt ans après
L’affaire finit par être révélée en 1976. Le biologiste russe Jaurès Medvedev, en exil au Royaume-Uni, signe dans le journal New Scientist une publication faisant état des nombreux éléments laissant penser qu’une explosion nucléaire est survenue, vingt ans plus tôt, dans la région de Kychtym. Cette ville, la seule visible sur une carte à l’époque, donnera son nom à l’événement. Le scientifique complète ses recherches dans un livre publié en 1979. L’Agence internationale atomique diffusera finalement des données officielles en 1989, précise le journal allemand Frankfurter Allgemeine .
Depuis, les documents déclassifiés ont permis de confirmer l’événement. La catastrophe est classée au niveau 6 sur les 7 que compte l’échelle internationale des événements nucléaires, ce qui en fait la pire après Tchernobyl et Fukushima, classées au niveau 7. Des proches de victimes, et notamment l’exilée Nadezda Kutepova, qui a fondé une ONG, continuent de se battre pour la reconnaissance de l’accident et pour recevoir une aide financière. La jeune femme, aujourd’hui réfugiée en France, a remporté plusieurs dizaines de procès devant la justice russe.
Un site toujours en exploitation
Malgré cet événement et les multiples catastrophes liées au site – notamment les importants rejets de déchets dans l’eau pendant des années et l’assèchement du lac Karachaï qui provoque des envolées de poussières radioactives -, son exploitation a continué. Le site de Maïak sert aujourd’hui au retraitement de combustible nucléaire usé, dont une part importante provient de pays voisins.
Les villes alentour continuent d’être habitées. La ville close d’Ozersk, renommée ainsi en 1994, reste un territoire interdit aux non-résidents. Officiellement, les zones à risque ont été évacuées et décontaminées. Mais selon l’ONG Greenpeace, qui a publié un rapport à l’occasion du 60e anniversaire de l’accident, d’importantes quantités de déchets sont toujours rejetées dans la rivière Techa et des relevés font état de niveaux de contamination importants dans les villages environnants. Certaines villes qui n’ont jamais été évacuées sont aussi concernées. Un habitant de l’une d’elle, Mouslimovo, à 30 km du site, confiait en 1990 à L’Express sa résignation: «Nous étions cinq enfants dans la famille. Tous les autres sont morts. Cancer.»
Lundi 20 novembre, la Russie a confirmé que c’est à proximité de ce lieu que des niveaux «extrêmement élevés» de ruthénium 106 ont été relevés en septembre. Plusieurs réseaux de surveillance de pays européens avaient auparavant détecté ce gaz radioactif, non présent à l’état naturel, dans l’atmosphère. Mardi, le géant nucléaire russe Rosatom a assuré qu’aucun incident n’avait été recensé sur ses installations.
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Les versions russe et occidentale diffèrent sur de nombreux points, mais la Russie reconnaît la détection présence de ruthénium-106, produit issu de la fission nucléaire.
L’agence russe de météorologie Rosguidromet a reconnu lundi qu’une concentration « extrêmement élevée » de ruthénium-106 avait été détectée fin septembre dans plusieurs régions de Russie. Elle confirme ainsi les rapports de plusieurs réseaux européens de surveillance de la radioactivité. Selon Rosguidromet, la concentration la plus élevée a été enregistrée par la station d’Arguaïach, un village du sud de l’Oural situé à 30 kilomètres du complexe nucléaire Maïak, touché par un des pires accidents nucléaires de l’histoire en 1957 et servant aujourd’hui de site de retraitement de combustible nucléaire usé.
« Le radio-isotope Ru-106 a été détecté par les stations d’observation d’Arguaïach et de Novogorny » entre le 25 septembre et le 1er octobre, précise l’agence russe dans un communiqué, ajoutant qu’à Arguaïach, « une concentration extrêmement élevée » de ruthénium-106 « excédant de 986 fois » les taux enregistrés le mois précédent a été détectée. Ces deux stations sont situées dans le sud de l’Oural, près de la ville de Tchéliabinsk, proche de la frontière avec le Kazakhstan.
Greenpeace demande une enquête judiciaire
L’agence russe précise que le ruthénium-106 a ensuite été détecté au Tatarstan puis dans le sud de la Russie, avant qu’il ne se fixe à partir du 29 septembre « dans tous les pays européens, à partir de l’Italie et vers le nord de l’Europe ».
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Dans un communiqué, Greenpeace Russie a appelé Rosatom, la société d’État russe qui gère l’activité de toutes les entreprises du secteur nucléaire en Russie, à « mener une enquête approfondie et à publier des données sur les événements arrivés à Maïak ». « Greenpeace va envoyer une lettre au parquet pour demander l’ouverture d’une enquête sur la dissimulation éventuelle d’un incident nucléaire », ajoute ce communiqué publié sur le site internet de l’association.
« Entre la Volga et l’Oural »
Mi-octobre, Rosatom avait assuré dans un communiqué cité par les médias russes que « dans les échantillons relevés du 25 septembre au 7 octobre, y compris dans le sud de l’Oural, aucune trace de ruthénium-106 n’a été découvert à part à Saint-Pétersbourg », rejetant les conclusions des réseaux européens de surveillance de la radioactivité.
Fin septembre, plusieurs réseaux européens de surveillance de la radioactivité avaient repéré du ruthénium-106 dans l’atmosphère.
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L’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) français avait ensuite indiqué, après une enquête, que « la zone de rejet la plus plausible se situe entre la Volga et l’Oural », sans être en mesure de préciser la localisation exacte du point de rejet.
« Sans conséquence pour la santé humaine »
L’IRSN précisait que la source de la pollution ne pouvait provenir d’un réacteur nucléaire, car d’autres éléments radioactifs auraient été détectés, et faisait « l’hypothèse d’un rejet issu d’une installation » liée au cycle du combustible nucléaire ou de fabrication de sources radioactives.
Le ruthénium-106 est un produit de fission issu de l’industrie nucléaire, par ailleurs utilisé pour des traitements médicaux.
« Les niveaux de concentration dans l’air en ruthénium-106 qui ont été relevés en Europe et a fortiori en France sont sans conséquence tant pour la santé humaine que pour l’environnement », a noté l’IRSN.
Depuis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en Ukraine soviétique, en 1986, qui avait contaminé une bonne partie de l’Europe, les craintes de l’Occident sur la sécurité des installations nucléaires soviétiques puis russes n’ont jamais été levées.
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