Atlantique : sur la piste des fûts radioactifs
25.03.2022, par Laure CailloceLargage de fûts par le navire britannique GEM, lors d’une action de Greenpeace en 1981, dans l’Atlantique nord. Greenpeace / Pierre GleizesPartagerEntre les années 1950 et les années 1990, 200 000 fûts remplis de déchets radioactifs ont été jetés par les États européens dans les abysses de l’Atlantique Nord-Est. Une mission scientifique va aller vérifier leur état et les conséquences de ces rejets sur les écosystèmes.
C’est un triste et implacable constat : l’océan est la poubelle de l’humanité… Mais les plastiques, métaux lourds, engrais et autres pesticides, ne sont pas les seuls à polluer la grande bleue. Des milliers de tonnes de déchets radioactifs dorment également au plus profond des mers du globe, conséquences de nos activités nucléaires civiles et militaires. « Le nucléaire a généré des déchets dès le début, et dès le début s’est posé le problème de leur gestion, raconte Patrick Chardon, spécialiste des effets de la radioactivité sur l’environnement au Laboratoire de physique1 de Clermont-Ferrand. Les plaines abyssales, réputées dénuées de vie, sont apparues comme un lieu d’évacuation possible. Situées à plusieurs centaines de kilomètres des côtes, et à plus de 4 000 mètres de profondeur, elles étaient loin des humains… » Depuis, la connaissance des fonds marins a progressé, et on sait que les abysses ne sont pas les déserts sans vie que l’on croyait. La question de l’impact sur les écosystèmes de ces déchets radioactifs se pose désormais. Deux campagnes océanographiques françaises programmées à partir des années 2023-2024 devraient permettre de l’évaluer avec précision pour la première fois.Fûts de déchets radioactifs avant leur immersion, sur le pont du navire britannique GEM, en 1978 (cliché pris lors d’une action Greenpeace). Greenpeace / Tony MarrinerPartager
36 petabecquerels de déchets immergés
Entre 1946, date à laquelle les États-Unis ont procédé aux premières immersions de déchets radioactifs, et le début des années 1990, date à laquelle les derniers rejets ont eu lieu, des centaines de milliers de fûts ont été jetés au fond des océans. « Pour la zone de l’Atlantique Nord-Est, dans laquelle l’Europe a évacué ses déchets, on parle de plus de 200 000 fûts métalliques de 200 litres, contenant des résidus radioactifs liés à du bitume ou à du béton afin que les barils jetés depuis la surface résistent au choc de l’impact », détaille Patrick Chardon. Parmi les principaux pays « contributeurs » : la Grande-Bretagne, qui a mené 34 opérations entre 1949 et 1982 et immergé plus de 140 000 fûts, la Belgique avec 55 000 fûts, et enfin la France, dont les deux campagnes de 1967 et 1969 ont vu l’immersion de plus de 46 000 fûts. Rien d’illégal dans ces rejets effectués en haute mer, dans les eaux internationales où aucune réglementation ne s’applique… Dès la fin des années 1960, cependant, les rejets ont été encadrés par l’Agence internationale pour l’énergie atomique, qui a délimité des zones d’immersion, jusqu’à ce que la Convention de Londres sur la prévention de la pollution des mers (ratifiée en 1975) décide d’un moratoire, puis d’une interdiction totale de cette pratique.
« À notre connaissance, aucun combustible, aucun déchet à haute activité ou à vie longue, n’a été mis à l’eau, précise le physicien. Il s’agit pour ce que l’on en sait de matériel tel que gants, matériaux de laboratoire, échantillons…, assimilables à des déchets classés TFA (très faible activité), FA (faible activité) ou MA (moyenne activité). » Pour autant, le cumul de ces immersions est loin d’être négligeable et totaliserait près de 36 petabequerels, environ 300 fois moins que les rejets de l’accident de Tchernobyl, selon le chercheur. « Ce type de déchets renferme plusieurs sortes de radionucléides, dont le comportement, la toxicité et la durée de vie varient grandement », précise Patrick Chardon.Malgré l’engagement pris d’effectuer un suivi régulier des déchets radioactifs en mer , seules deux campagnes scientifiques ont été organisées, dans les années 1980.
Certains ont déjà disparu à l’heure qu’il est, comme le césium 134 ou le fer 55 ; d’autres, comme les isotopes du plutonium (plutonium 238, 239, 240, 241, 242) ont des durées de vie pouvant aller de quelques dizaines d’années à plus de 300 000 ans ; d’autres encore, comme le tritium, sont réputés faiblement toxiques – l’eau « tritiée » fait d’ailleurs partie des rejets autorisés des centrales nucléaires dans les fleuves – mais se lient facilement à la matière organique et donc au vivant.Six fûts ont été retrouvés lors de la campagne scientifique CEA/Ifremer de 1984. Ifremer. https://image.ifremer.fr/data/00539/65072Partager
Dans les faits, les scientifiques n’ont aucune idée de la radioactivité résiduelle de ces immersions, dont les plus anciennes remontent à soixante-dix ans, pas plus que de la distribution des fûts sur les fonds marins ni de leur état. Malgré l’engagement pris par les pays signataires de la Convention de Londres d’effectuer un suivi scientifique régulier des déchets radioactifs en mer, seules deux campagnes scientifiques ont été organisées dans les années 1980 dans la zone de l’Atlantique Nord-Est (dont une conduite par le CEA et l’Ifremer). Et ce, alors que la durée de vie des fûts métalliques avait été estimée entre 20 et 25 ans tout au plus. « À l’époque, six fûts avaient pu être localisés par la campagne Ifremer et présentaient un bon état général. Qu’en est-il aujourd’hui ? Nul ne le sait », indique Javier Escartín, géologue marin au Laboratoire de géologie de l’École normale supérieure2, qui pilotera avec Patrick Chardon les deux campagnes océanographiques prévues au-dessus des zones d’immersion.
Cartographier les fonds et localiser les fûts
Une quarantaine de scientifiques, parmi lesquels des océanographes, des écologues mais aussi des radiochimistes, embarqueront pour une durée d’un mois à chaque fois. « Nous nous concentrerons sur deux zones d’une superficie d’environ 6 000 kilomètres carrés situées à la latitude de Nantes, à environ 600 kilomètres des côtes françaises », détaille Javier Escartín. La mission des scientifiques se déroulera en deux temps. La première campagne, prévue pour 2023 ou 2024, effectuera une cartographie fine des fonds marins dans les deux zones concernées, et localisera les fûts qui s’y trouvent. « À ce jour, en effet, nous disposons d’une bathymétrie (profondeur et relief des fonds marins) très incomplète de cette zone, et n’avons aucune information sur les endroits précis où se trouvent les fûts », témoigne Javier Escartín. Des prélèvements d’eau de mer seront également réalisés à proximité des barils afin d’évaluer la pollution générale de la zone.Deux campagnes vont être organisées au-dessus des zones d’immersion, représentant une surface de 6000 kilomètres carrés. Autin Timothee (2020). Ifremer. https://image.ifremer.fr/data/00666/77832/PartagerConcernant les radionucléides, nous nous posons beaucoup de questions : sont-ils sortis des fûts et si oui, sous quelle forme ? Ont-ils diffusé dans la colonne d’eau ? Sont-ils toxiques pour le vivant ?
La deuxième campagne, programmée un an plus tard, se concentrera sur les radionucléides présents et sur leur impact sur les écosystèmes. « Concernant les radionucléides, tout d’abord, nous nous posons beaucoup de questions : sont-ils sortis des fûts ou pas, et si oui, sous quelle forme ? Sont-ils mobiles ou pas ? Ont-ils diffusé dans la colonne d’eau ? Sont-ils toxiques pour le vivant ? », interroge le scientifique. Certains radionucléides ont pu se fixer aux sédiments présents dans le fond, mais n’en bougeront plus guère, ce qui limite leur dangerosité. La question de leur biodisponibilité est également cruciale : ont-ils une forme chimique qui leur permet d’être assimilés par les êtres vivants ? Les scientifiques devront également déterminer le « bruit de fond radioactif », et faire la part de l’activité due aux fûts et de celle résultant des accidents, essais nucléaires et rejets liquides autorisés des installations nucléaires.
Des prélèvements seront aussi réalisés dans les écosystèmes et les sédiments directement à proximité des fûts : micro-organismes principalement, coquillages bivalves posés sur le fond, ou encore poissons des grands fonds, et ce afin d’étudier les effets sur ces organismes d’une possible radioactivité. « Toutes les précautions seront prises à bord pour éviter la contamination des scientifiques ou de l’équipage, ou celle des équipements utilisés (robots, notamment), précise Patrick CHardon. L’ensemble des prélèvements sera confiné dans de gros sacs en vinyle et placé dans des contenants en plomb pour éviter toute irradiation. »
Prélèvements en eau profonde
Les scientifiques bénéficieront lors de cette mission des dernières technologies de la flotte Ifremer, et notamment d’Ulyx, le dernier-né des robots autonomes sous-marins capable de plonger jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. « C’est lui qui fera les photos des fûts posés sur le fond. » Les prélèvements seront quant à eux effectués par un engin télé-opéré depuis la surface, qui fera également des vidéos afin de réaliser des reconstructions 3D très fine des fûts et d’établir leur état de dégradation. « Nous travaillerons dans une transparence totale, précise Javier Escartin. En plus des classiques publications scientifiques, toutes les données issues de la mission seront mises à disposition du public sur un site Internet dédié. »Le dernier-né des robots sous-marins de l’Ifremer plongera à plus de 4000 mètres pour faire des clichés des fûts. Bodenes Ambre (2020), Ifremer. https://image.ifremer.fr/data/00656/76771/Partager
Que se passera-t-il si les scientifiques enregistrent la trace de fuites radioactives dans le fond ? « Au moins nous disposerons d’un état des lieux détaillé, et une éventuelle surveillance pourra être planifiée », indique Javier Escartin. Patrick Chardon veut croire, pour sa part, que « cette connaissance permettra à nos sociétés de faire des choix éclairés sur les sources d’énergie du futur, et la façon dont elles les utiliseront. » ♦Notes