« Édouard, vous êtes en dehors de la plaque » : l’heure du règlement de comptes pour Agnès Buzyn
Dans son « Journal » qui sort ce mercredi en librairie, l’ancienne ministre de la Santé, remplacée par Olivier Véran le 16 février 2020, raconte dans un récit fleuve les dessous de la crise Covid. En voici quelques extraits.
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Par Elsa Mari et Florence Méréo
Le 27 septembre 2023 à 05h45
SMS, emails, révélations… Dans son « Journal », sous-titré « Agnès, tu as fait peur au Président… », l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, remplacée par Olivier Véran, le 16 février 2020, au début de l’épidémie de Covid-19, dévoile les coulisses d’une crise hors norme.
Moments choisis de son livre, à paraître mercredi 27 septembre (Flammarion, 496 p, 23 euros), dans lequel la médecin raconte sa vérité.
« Je suis cela de très près »
Alors qu’un premier mort du Covid vient d’être recensé en Chine, Agnès Buzyn décide d’en informer le Premier ministre Édouard Philippe (PM) et le président de la République (PR) Emmanuel Macron. Elle retranscrit leurs échanges SMS.
11 janvier 2020 : « Moi au PM 11h58 : Bonjour Édouard (…) Je me permets de t’alerter sur une épidémie à Wuhan en Chine qui sévit depuis quinze jours et vient de faire un premier mort. Il s’agit d’un nouveau virus de la famille des coronavirus (…). Pour l’instant il n’y a pas de transmission interhumaine évidente. On suspecte le laboratoire P4 de Wuhan de manipuler les virus. (…) Bref, nous prenons des dispositions dans les aéroports pour les vols directs de Wuhan avec des pratiques de détection de la fièvre. Les ARS sont prévenues. Je suis cela de très près. Bonne journée.
PM 12 heures : OK Merci, Te tiens au courant sur les dernières discussions qui avancent bien. »
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« Combien nous avons de masques en stock ? »
Un bruit court : ce coronavirus se transmettrait entre hommes. Si c’est le cas, l’épidémie risque de se propager bien au-delà de Wuhan, où les premiers cas ont été identifiés.
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21 janvier : « Avec JS (directeur général de la Santé) et mon directeur de cabinet, nous décidons ce soir-là de tenir une conférence de presse. La ligne de crête est mince : je veux prévenir les Français du possible risque d’une crise sanitaire mondiale, mais sans créer la panique. L’objectif est de faire monter l’information et le degré de vigilance progressivement dans les médias. Il n’est pas question d’affoler tout le monde dès la première prise de parole sur une éventuelle extension du virus, sans preuve, sans consensus international (et encore moins national) et alors qu’il n’y a à cette heure aucun cas détecté en Europe et seulement deux décès en Chine. Il faut trouver le bon équilibre (…). Avant que JS ne quitte mon bureau, alors que je le raccompagne à la porte, je lui demande, de façon instinctive, combien nous avons de masques en stock. »
« L’Europe est en PLS »
Avec près de 10 000 cas de Covid dans le monde, l’Europe doit se réunir et agir, écrit-elle à son directeur de cabinet.
31 janvier : « Passablement énervée par le manque de réaction internationale, je sais d’expérience que je peux devenir assez cinglante avec mes interlocuteurs.
Moi (à son directeur de cabinet) : Sur l’OMS, ils sont en dessous de tout et il faut se couvrir. Il faut en parler à Rivasseau (ambassadeur de France à Genève) aussi. Et je double par un message au Premier ministre m’offusquant une nouvelle fois de la passivité européenne.
Moi au PM 7h24 : Édouard, il faudra une réunion de ministres dimanche ou la semaine prochaine car le ministère de la Culture a proposé aux gardiens de musée de porter des masques à cause des touristes chinois. Par ailleurs, j’ai demandé qu’on me prépare un courrier pour demander une réunion de ministres à la présidence croate. L’Europe est en PLS. Bonne journée. »
« Il est vraiment fondu ton pote »
Alors que les Français de Wuhan sont rapatriés, mis en quarantaine à Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône, après avoir atterri sur la base d’Istres, Didier Raoult et ses équipes veulent y entrer pour tester les confinés. Agnès Buzyn retranscrit ses échanges avec le Premier ministre.
31 janvier : Moi au PM 13h06 : « Bien arrivés. Armée au top pour l’accueil sur la base d’Istres. Beaucoup d’enfants. Très émouvant. Et le dingue de Marseille est bloqué comme attendu par les gendarmes à l’entrée du centre, prêt à sauter sur nos compatriotes avec ses seringues… et ce n’est pas une blague !!!
PM : Il est vraiment fondu ton pote.
Moi : J’avais prévenu… il est en train de se répandre dans la presse… »
« Surtout ne répondre à personne »
Benjamin Griveaux, candidat LREM, vient de retirer sa candidature aux élections municipales de Paris après la diffusion de vidéos intimes. L’exécutif souhaite qu’Agnès Buzyn le remplace, mais elle n’en a aucune envie et souhaite rester au ministère de la Santé.
14 février : « Quand je sors de la matinale, Benjamin Griveaux est en train de donner une conférence de presse sur tous les écrans de télé. Je reste interdite. Il annonce se retirer de la campagne parisienne pour une histoire de vidéo « inappropriée » qui circulerait… Je sens venir le point de bascule… En entendant vibrer et sonner mon téléphone, je comprends que les regards vont converger vers moi. On cherche un désigné volontaire pour reprendre le flambeau. Surtout ne répondre à personne (…) »
« Je n’ai pas la moindre idée de ce que je pourrais dire sur Paris ce soir »
Yves Lévy, le mari d’Agnès Buzyn, lui conseille de ne pas être candidate à Paris.
15 février : « En revenant dans le cercle familial, je m’adresse à eux : J’ai une pression d’enfer ». Mon mari me dit : N’y va pas ! Ma mère acquiesce. Depuis la veille, Yves me dit de ne pas quitter le ministère (…).
Moi au PR à 18 heures sur son portable pro après notre conversation téléphonique : Monsieur le PR, je n’ai pas définitivement dit oui. Je dois parler à mon mari et à mes enfants avant une réponse définitive. Je vous appelle demain matin. Désolée si je me suis mal exprimée. C’est forcément une aventure familiale. Bien à vous.
PR 18h52 : Chère Agnès, tout est suspendu à notre conversation de demain oui bien sûr. Mais je cale tout là-dessus. Amitiés. » (…)
Finalement, Agnès Buzyn accepte d’être candidate à la mairie de Paris et renonce à être ministre de la Santé. À contrecœur, dit-elle.
« Je rentre pour finir de ranger mon bureau au ministère. (…) Ce sont les vacances scolaires, certains de mes conseillers ont pris quelques jours, je ne pourrai même pas leur dire au revoir. Je suis toute seule. Je fonds en larmes. (…) Appel de Bayrou à 18 heures : Son enthousiasme est à l’opposé de mon épuisement. Il insiste pour que je fasse un 20 heures, afin que je démarre ma candidature à Paris avec panache et que je lance une nouvelle dynamique. Je lui dis que je ne suis malheureusement pas en état, j’ai les yeux rougis et gonflés, sans compter que je n’ai pas la moindre idée de ce que je pourrais dire sur Paris ce soir en dehors de C’est ma ville et je l’aime… »
« Grand froid et grand silence de mes colistiers »
Désormais candidate à Paris, Agnès Buzyn répète que l’épidémie pourrait empêcher la tenue du second tour. Son entourage politique lui intime de ne pas décourager les troupes.
17 février. « 13 heures : le premier déjeuner organisé à proximité du QG a pour objet de rencontrer les têtes de liste des arrondissements. Là encore, en dehors de la maire du Ve arrondissement, je ne connais personne. On évoque la campagne, le programme, puis Sandrine Mazetier, tête de liste dans le 12e, assise en face de moi dans cette pizzeria sympathique du boulevard du Montparnasse, me demande sur un ton détaché ce que je pense de l’épidémie. Naïvement, et avec ma franchise habituelle, j’évoque le fait que les élections pourraient possiblement ne pas se tenir si l’épidémie se déclare en France. Grand froid et grand silence de mes colistiers… Chacun me prend à part après le déjeuner et me somme d’arrêter de diffuser un tel message, au risque de démobiliser toute l’équipe de campagne. »
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« Je continue de vous demander de tout arrêter »
Alors que l’épidémie est devenue incontrôlable en Italie et que le pays est confiné, Agnès Buzyn, qui n’est plus ministre de la Santé, demande au gouvernement de mettre la France en quarantaine.
13 mars : « Moi au PR à 23h50 : Monsieur le Président, fin de campagne ce soir sur les chapeaux de roues… Comme candidate, je ne peux que vous remercier d’avoir maintenu le premier tour (je ne m’avancerai pas sur le second vu la situation). Comme femme politique, je comprends que vous n’aviez pas le choix avec l’opposition et Larcher (président du Sénat) qui soit ne veulent pas voir la réalité, soit sont prêts à tout pour polémiquer. Comme médecin, et ex-ministre, vous connaissez mon sentiment depuis des semaines et je continue de vous demander de tout arrêter comme en Italie, le plus vite possible. »
« Édouard, vous êtes en dehors de la plaque »
Le 16 mars à 20 heures, Emmanuel Macron annonce à la télévision un confinement strict, sans jamais prononcer le mot. Agnès Buzyn écrit alors à Édouard Philippe pour lui dire qu’il faut clarifier le message que les Français n’ont pas compris. Elle en veut au conseil scientifique, qui selon elle, aurait dû recommander plus tôt de confiner la population.
16 mars. « Moi au PM à 21h20 : Te voir en photo sur Instagram avec Delfraissy me rend dingue. Je comprends mieux vos décisions. Je lui écris ce que je pense du président de son conseil scientifique en des mots choisis, notamment pour son goût pour le mélange des genres et son appétence pour les plateaux de télévision. Le message se finit ainsi : Édouard, vous êtes en dehors de la plaque, complètement, et si tu as encore confiance en moi, prenez une décision de confinement car nous avons quinze jours de retard. Et je ne perds pas mes nerfs, je suis lucide depuis des semaines et derrière vos décisions ce sont des gens qui vont mourir. Le discours du PR ce soir est incohérent. Personne n’a rien compris et les gens vont continuer à aller travailler ! J’en ai plein autour de moi. Et arrêtez de faire confiance à ces scientifiques, faites de la politique et prenez vos responsabilités. Et je t’embrasse. »
« J’ai dorénavant le statut de témoin assisté »
Fin 2021, Agnès Buzyn est mise en cause pour sa gestion de la crise Covid. Fin janvier 2020, elle avait déclaré que « le risque d’introduction (du virus) en France est faible, mais il ne peut être exclu. » Sa mise en examen a finalement été annulée.
« En septembre 2021, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République m’a convoquée en vue d’une mise en examen pour abstention volontaire de combattre un sinistre et mise en danger d’autrui. Ma mise en examen pour mise en danger d’autrui m’a été signifiée le 10 septembre 2021 avant d’être finalement annulée un peu plus d’un an plus tard, le 20 janvier 2023, par un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, considérant qu’il n’y avait pas de motif à cette décision et que la commission d’instruction avait donc outrepassé le droit dès le départ. J’ai donc dorénavant le statut de témoin assisté comme Édouard Philippe et Olivier Véran. »