À Fukushima, le rejet des eaux de la centrale est vécu comme une trahison
Johann Fleuri
11–14 minutes
Sôma (Japon).– Dans le marché couvert de la baie de Matsukawaura, dans la ville de Sôma, les sashimis de barbue sont servis accompagnés de riz et de soupe miso à l’algue aonori. À table, peu de paroles sont échangées, l’atmosphère est lourde. Quelques couples déjeunent dans le silence, des pêcheurs mangent seuls. Sitôt leur repas avalé, ils se lèvent, débarrassent leur plateau et cèdent leur table à ceux qui font la queue pour manger à leur tour.
À une soixantaine de kilomètres au sud, la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi a entamé, jeudi 24 août, le rejet dans le Pacifique de ses 1,34 million de tonnes d’eaux qu’elle stocke depuis mars 2011 : une opération controversée, qui s’est décidée sans l’accord de la Fédération nationale de la pêche, ni de la population locale. Début septembre, une plainte a été déposée par une centaine de pêcheurs de la préfecture de Fukushima qui exigent l’arrêt immédiat du rejet.Le système Alps de traitement des eaux de la centrale de Fukushima.
Les eaux sont traitées selon la méthode dite « Alps », un système de pompage et de filtration capable, grâce à une série de réactions chimiques, de débarrasser l’eau contaminée de 62 radionucléides. Il ne permet toutefois pas d’en éliminer 29 autres, dont le tritium. De plus, parmi ces 29 radionucléides, certains, comme le radioruthénium (106Ru), sont rejetés sans études scientifiques préalables qui garantiraient leur innocuité, explique la National Association of Marine Laboratories.
« C’est quand même difficile de comprendre l’action de ce gouvernement qui décide de nos vies sans nous consulter, s’interroge Katsunobu Sakurai, 67 ans, ancien maire de Minamisôma (2010-2018). Depuis 2011, pêcheurs et agriculteurs se battent pour réparer les dommages faits sur la réputation de leurs produits. Le rejet des eaux leur impose de tout recommencer. »
Agriculteur avant de devenir élu, Katsunobu Sakurai s’occupait d’une exploitation de vaches laitières. Cet enfant de Minamisôma était au chevet de sa ville, en tant que maire, lorsque le tsunami puis l’accident nucléaire l’ont frappée. Avec 636 morts, Minamisôma est la ville de la préfecture de Fukushima où le tsunami a été le plus meurtrier. Son territoire, à vif, a été entièrement évacué de ses 60 000 habitant·es.Katsunobu Sakurai. © Photo Johann Fleuri pour Mediapart
Aujourd’hui, Minamisôma est éclatée entre une zone où il est autorisé de résider et des parcelles en montagne où la sylviculture est condamnée en raison de taux de radioactivité trop importants. « La population de Minamisôma a beaucoup souffert, rappelle son ancien maire. 10 000 habitants ne sont jamais revenus, 4 000 vivent toujours dans des conditions d’évacuation. La communauté est détruite. Ceux qui reviennent sont des personnes âgées. Il n’y a plus de familles, plus d’enfants. » Il ajoute : « Le taux de suicide est inquiétant. »
La décision gouvernementale de rejeter les eaux de Fukushima dans l’océan Pacifique remonte à 2021. Soutenu par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui se porte garante de la sécurité du rejet et promet un « effet négligeable » sur l’environnement, le gouvernement japonais accélère la cadence. Fin août, il ouvre le tunnel de la centrale, qui permet de diluer ses eaux traitées à l’Alps, toujours chargées de 29 nucléides, avant de les relâcher à 1 kilomètre des côtes. Cela sans l’accord de la Fédération nationale de la pêche ni de la population locale, malgré la promesse de 2015 faite par le gouvernement de ne procéder à aucun rejet dans l’océan sans leur consentement.
« Tout ce qui compte pour eux, c’est de démanteler afin de pouvoir relancer les centrales et l’énergie nucléaires au plus vite : ils ne pensent pas à la vie des gens, estime Katsunobu Sakurai. Ils ne réfléchissent pas aux villages environnants qui n’arrivent pas à reconstruire les communautés. » Sur la question du rejet en lui-même, Katsunobu Sakurai ne « comprend pas la confiance qu’ils affichent : ce n’est pas de l’eau propre qu’ils rejettent ».
L’expression « eaux traitées » est insupportable aux oreilles d’Harue Sampei, 63 ans. « Ce n’est pas de l’eau traitée, c’est de l’eau contaminée. » La douleur, le chagrin et la colère se bousculent dans le discours de l’émouvante sexagénaire. « Nous avons évacué le 15 mars 2011, trois jours après la catastrophe. C’était la panique. Quitter notre maison dans ces conditions nous a brisé le cœur. » Harue Sampei peine à retenir ses larmes lorsqu’elle parle du hameau de Tsushima, où elle est née et où elle a grandi.
Le précédent de Minamata
« Nous avions de l’eau fraîche, du riz, des légumes en saumure. Tout ce qu’il nous fallait pour vivre. C’est la maison où mes trois enfants et mes deux petits-enfants ont vécu les premières années de leur vie. » Quatre générations cohabitaient alors sous le même toit, soit dix personnes avec les parents d’Harue Sampei. Aujourd’hui, la bâtisse, construite il y a quarante-cinq ans par la famille, est en ruine. Les tatamis sont pourris. En s’effondrant, les meubles ont fait beaucoup de dégâts, tout comme les animaux sauvages qui ont pris possession des lieux.Harue Sampei. © Photo Johann Fleuri pour Mediapart
Depuis 2011, Harue Sampei vit une « existence d’évacuée » : « Nous avons déménagé neuf fois et c’est la première fois, dans cette maison où nous sommes installés depuis août dernier, que nous pouvons enfin vivre à nouveau tous ensemble. » Mais sans le père d’Harue, mort en réclamant le droit de pouvoir rentrer chez lui.
Depuis avril, le gouvernement a levé l’interdiction de résidence à Tsushima, qui se trouve dans la partie montagneuse de la ville de Namie. « Je veux rentrer chez moi mais pas dans les conditions actuelles. Notre maison est inhabitable, et les mesures radioactives restent élevées en montagne. » Pour elle, « le cadre de vie a été détruit ».
Lors de l’accident nucléaire, le gouvernement et Tepco (l’opérateur de la centrale) leur « avaient promis une reconstruction qui durerait trente à quarante ans » : « L’été dernier, nous apprenions que le rejet de l’eau prendrait à son tour trente à quarante ans. » Devenue porte-parole de ces vies brisées par l’accident nucléaire, Harue Sampei mène actuellement une plainte au tribunal pour que le gouvernement et Tepco « reconnaissent leurs responsabilités » : « Nous donner de l’argent ne suffit pas, nous souhaitons des excuses sincères. » Actions en justice, manifestations dans la capitale, Harue Sampei organise aussi des visites de sa maison en ruine, pour partager son histoire et « l’expérience traumatique [qu’elle a] vécue et [qu’elle] continue de vivre ».
Lorsqu’elle pense au rejet, elle ne peut s’empêcher de penser à Minamata. Entre 1910 et 1960, l’usine Chisso, qui produisait notamment de l’acétaldéhyde, rejette ses déchets, des produits chimiques, dans la baie de Minamata, dans le sud du pays : dans les années 1950 commenceront à se multiplier les cas d’empoisonnement, qui entraîneront, chez 35 % des victimes, la mort. Ce n’est que dans les années 1960 que l’on comprendra que la raison de cette catastrophe sanitaire est une pollution industrielle : les malades de Minamata avaient tous et toutes mangé du poisson et des fruits de mer pêchés dans la baie et contaminés par les rejets de Chisso.
« Dans notre histoire, nous avons vécu cette expérience : ce qui rend la décision de ce rejet encore plus insupportable », explique Harue Sampei. Elle ne peut s’empêcher d’imaginer. « Ce n’est qu’au bout de trente ans que le lien de cause à effet a pu être établi à Minamata… Qui dit que cela ne sera pas la même chose à Fukushima ? »
« Ces bidons contiennent de l’eau que nous avons échantillonnée au large de la centrale », explique Ai Kimura, 44 ans, l’une des douze mères de famille qui ont fondé l’ONG Tarachine, à Iwaki, en montrant des bidons du doigt. Depuis novembre 2011, ces femmes mesurent la radioactivité dans l’air, la terre, le poisson, les fruits et légumes et désormais l’eau, grâce à du matériel de pointe financé par des dons citoyens. En plus de ses propres mesures, l’ONG offre aux habitant·es de déposer des produits à analyser s’ils le souhaitent, gratuitement. Depuis 2013, un médecin réalise aussi des examens de la thyroïde chez les enfants.
Ce n’est pas un problème propre à notre préfecture, cela concerne le monde entier.
Ai Kimura, cofondatrice de l’ONG Tarachine
Avec le début du rejet, les prélèvements au large de la centrale démarrés en 2021 vont passer de deux à « quatre par an », précise Ai Kimura. « Nous allons prélever de l’eau de mer, mais aussi des poissons, des algues et du plancton sur quatre sites, à 1,5 kilomètre au large de la centrale. » Soit à 500 mètres de la bouche du tunnel.
Les rejets dans le Pacifique mais aussi la levée de l’interdiction de résider dans certains villages qui jouxtent la centrale inquiètent ces mères de famille. « À l’automne dernier, nous avons réalisé des mesures à Okuma, où un projet de construction d’école est en cours. » Résultat de leurs recherches : « Sur 19 des 24 points de prélèvement, nous avons mesuré des taux de plus de 8 000 Bq/kg de terre : six d’entre eux dépassaient les 50 000 et trois les 100 000. »Ai Kimura. © Photo Johann Fleuri pour Mediapart
Le record est de 200 818 Bq/kg de terre « mesurés sur une colline derrière le terrain où l’école va être construite ». Malgré ces mesures alarmantes à Okuma, Tarachine avait constaté que, de manière globale, « les taux de contamination étaient plutôt à la baisse ces dernières années ». Mais depuis le rejet, ces femmes craignent une nouvelle hausse. Ai Kimura estime que « ce n’est pas un problème propre à [sa] préfecture, cela concerne le monde entier et l’environnement que l’on veut laisser aux générations futures ».
Professeur et chercheur à l’université de Tokyo, Katsumi Shozugawa est expert en mesure de matières radioactives. « Nous avons une idée générale du comportement dans l’environnement de certains nucléides, comme le tritium et les radiocésiums, explique-t-il. En revanche, nous ne savons pas comment le radioruthénium (106Ru), l’un des 29 radionucléides que l’on trouve dans les eaux traitées à l’Alps, se comporte dans l’environnement et s’il affecte les organismes vivants. »
En raison de ce manque de données, « comment peut-on juger de leur innocuité ? », demande l’expert. Pour lui, il est « très peu probable que le tritium soit détecté dans l’eau de mer, même pour des taux de concentration dix ou même cent fois supérieurs aux taux de celles qui sont actuellement rejetées. Dans le passé, le Japon a rejeté de grandes quantités de tritium à partir de plusieurs installations nucléaires, et les études avaient montré qu’il était difficile de le détecter, même à une faible distance de la fosse de déversement ».
Pour Katsumi Shozugawa, la problématique majeure est « la confiance » : « Douze années se sont écoulées depuis l’accident de Fukushima Daiichi, et ni Tepco ni le gouvernement japonais n’ont gagné la confiance des populations. » Pendant longtemps, Katsumi Shozugawa a cru « que les réacteurs nucléaires ne tomberaient jamais en panne. Mais c’était un mensonge. C’est pourquoi je me trouve dans la zone d’évacuation de Fukushima depuis 2011 et vais continuer à mesurer la radioactivité, dans le futur », assure-t-il.