Toxicité des polluants éternels : les industriels savaient depuis 50 ans
Les chimistes 3M et DuPont ont sciemment caché la toxicité des PFAS, présents dans les poêles, emballages, vernis… Ils savaient pourtant dès les années 1970 que ces polluants éternels étaient très dangereux, révèle une étude.
Papier toilette. Emballage alimentaire. Peinture. Poêle anti-adhésive. Vernis. Chaque jour, vous entrez peut-être en contact avec plusieurs produits contenant des per- et polyfluoroalkylés (PFAS), des substances ultratoxiques prisés par les industriels pour leurs propriétés antiadhésives, antitaches et imperméabilisantes. Peut-être étiez-vous déjà au courant de la dangerosité de ces polluants dits « éternels » – car pouvant persister pendant des milliers d’années dans l’environnement – avant de lire ces lignes. Peut-être pas. Leurs fabricants, en tout cas, la connaissent depuis plusieurs décennies.
C’est ce que révèle une étude réalisée par une équipe de scientifiques de l’université de Californie à San Francisco, publiée le 1er juin dans la revue Annals of global health. En analysant des documents internes de DuPont et 3M – les principaux producteurs de PFAS –, les chercheuses ont découvert qu’ils disposaient d’informations sur la toxicité de ces substances « au moins vingt-et-un ans » avant le grand public. Plutôt que de mettre fin à leur production, ces deux entreprises ont préféré dissimuler leurs données, au mépris de la santé des humains et de la planète.
Les « documents secrets » analysés dans le cadre de cette étude ont été produits entre 1961 et 2006. L’équipe de chercheuses à réussi à les obtenir grâce à Robert Bilott, célèbre avocat étasunien dont la lutte acharnée contre les PFAS a inspiré le film Dark Waters. Lui-même est parvenu à mettre la main sur ces rapports, mémos, échanges de courriels et notes internes à la faveur des procédures judiciaires qu’il a intenté contre DuPont et 3M, en 2001 et 2018. Il a fait don de ces documents à la bibliothèque de l’université de Californie à San Francisco, où ils ont pu être décryptés par trois spécialistes de la santé publique et des pollutions chimiques.
Des ouvrières accouchaient d’enfants touchés par des anomalies congénitales
Leur analyse montre que DuPont et 3M ont disposé d’indices (puis de preuves) de la dangerosité des PFAS bien avant 1991, date à laquelle a été publié le premier article scientifique établissant que ces substances représentaient « vraisemblablement un risque » pour la santé humaine. Le premier signal d’alerte a été émis en 1961, lorsqu’un toxicologue travaillant pour DuPont a découvert que le Téflon – un revêtement pour casseroles développé par l’entreprise et bourré de PFAS – augmentait la taille du foie des rats qui y étaient exposés à faible dose. Dans un rapport, ledit toxicologue recommandait de manipuler les substances composant le Téflon avec « une attention extrême », et d’éviter à tout prix le contact avec la peau.
Neuf ans plus tard, le doute n’était plus permis. En 1970, le laboratoire Haskell (financé par DuPont) a établi que l’acide perfluorooctanoïque (ou C8, une substance appartenant à la famille des PFAS et utilisée au cours du processus de fabrication du Téflon) était « très toxique quand inhalé », et « modérément toxique quand ingéré ». En 1979, dans un rapport confidentiel à destination de l’entreprise, le même laboratoire indiquait que les chiens à qui l’on faisait avaler 450 milligrammes de cette molécule mouraient dans les deux jours. Des « dommages cellulaires » étaient également observés sur leurs cadavres.
Des résultats gardés strictement confidentiels
Rebelote en 1980. Les services des ressources humaines de DuPont et 3M ont décidé, cette année-là, de mener un sondage auprès de leurs employées. Les résultats avaient de quoi inquiéter : deux des huit ouvrières tombées enceintes lorsqu’elles travaillaient pour DuPont avaient accouché d’enfants souffrant d’anomalies congénitales. Le premier était né avec une seule narine et une malformation de l’œil ; le second, avec des malformations de l’œil et des canaux lacrymaux. Des PFAS avaient par ailleurs été retrouvés dans le sang ombilical d’un troisième nourrisson. Non seulement ces résultats n’ont pas été transmis à la communauté scientifique, mais DuPont n’a pas pris la peine d’en informer le reste de ses employés.
Un an plus tard, des toxicologues travaillant pour le compte de 3M ont confirmé que l’exposition de rattes enceintes au C8 pouvait provoquer des pathologies de l’œil chez le fœtus. Comme toutes les études réalisées par les deux firmes entre 1961 et 1994, ces résultats sont demeurés strictement confidentiels. La communauté scientifiques n’a hélas pris connaissance des risques de malformation associés à l’exposition aux PFAS que trente longues années plus tard.
DuPont et 3M n’ont pas seulement omis de transmettre des informations : ils ont délibérément menti. En 1980, alors que les preuves de la dangerosité des PFAS s’accumulaient sur leurs bureaux depuis bientôt vingt ans, les directions de DuPont et de 3M ont assuré leurs employés, dans un mémo, que l’acide perfluorooctanoïque était aussi « peu toxique que le sel de table ». Fiction maintenue l’année suivante, au cours de laquelle DuPont a assuré à ses ouvriers qu’il n’existait « aucune preuve » de leur exposition à des concentrations de C8 délétères, montrent les chercheuses.
Le grand public a également été la cible des fadaises de l’entreprise : en 1991, suite à la découverte de PFAS dans des eaux souterraines à proximité d’une usine DuPont, l’entreprise a affirmé dans un communiqué de presse que le C8 n’avait « aucun effet néfaste connu sur la santé humaine aux niveaux de concentrations détectés ».
Selon Tracey Woodruff, professeure à l’université de Californie à San Francisco et co-autrice de cette étude, l’analyse des documents internes de DuPont et 3M montre « clairement que l’industrie chimique était consciente des dangers des PFAS, et n’a pour autant informé ni le grand public, ni les régulateurs, ni ses propres employés des risques. »
En France, la majorité torpille une proposition de loi
Ces derniers étaient pourtant très importants. Les PFAS peuvent provoquer des cancers, notamment des reins et des testicules, ainsi que des perturbations hormonales, des troubles de la fécondité et des dérèglements du système immunitaire. Ils sont aujourd’hui omniprésents. Le programme de biosurveillance Esteban a montré, en 2020, qu’ils étaient détectables dans le sang de toute la population française, enfants compris. Des scientifiques en ont trouvés jusque dans les tissus des ours polaires du Groenland.
Dans un communiqué de presse, la chercheuse Nadia Gaber (qui a également participé à cette étude) fait le vœu que ces résultats encouragent les États « à suivre une approche de précaution » en ce qui concerne la régulation des substances chimiques. « Alors que de nombreux pays mènent des actions légales et législatives pour réduire la production de PFAS, nous espérons que les preuves présentées dans cette étude pourront leur être utiles », abonde Tracey Woodruff.
Les deux scientifiques seront-elles exaucées ? Mercredi 31 mai, la commission du développement durable de l’Assemblée nationale française examinait une proposition de loi visant à limiter la contamination aux PFAS. Selon son rapporteur, le député (LIOT) David Taupiac, le texte aurait été, au fil du débat, « vidé de sa substance » par la majorité.
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