La Flandre malade de son plastique
Les granulés de plastique vierge produits ou importés dans le deuxième port d’Europe, Anvers, en Belgique, se déversent dans l’environnement. Beaucoup terminent leur course dans l’Escaut, puis dans la mer du Nord et l’océan Atlantique. Une récente étude évoque des risques pour la santé humaine.
31 juillet 2022 à 12h25
Ostende (Belgique).– À Ostende, face à la mer du Nord, se dressent sur la jetée d’immenses structures métalliques rouges froissées, comme de grandes canettes écrasées. Cette œuvre d’Arne Quinze, monumentale, crée un sentiment d’étrangeté chezl’observateur. Comment réagissons-nous lorsque « des éléments étranges apparaissent dans notre environnement ? », interpelle l’artiste.
Cette question, Tim Corbisier se la pose souvent. Les « éléments étranges » qu’il observe, ce sont surtout les déchets plastiques qui pullulent sur les plages. Et cela l’irrite au plus haut point. En 2017, il réunissait des volontaires pour collecter, trier, répertorier ces déchets puis sensibiliser les plagistes, mais aussi les politiques et les industriels. Ils sont désormais plusieurs centaines à parcourir les 60 kilomètres de plages flamandes sous la bannière de l’association Proper Strand Lopers, que l’on pourrait traduire par « Les Joggeurs de la plage propre ».
« Plus nous sommes nombreux, plus cela a un impact sur les responsables politiques », explique Tim. Pendant l’été, l’association déploie sur la plage de grands tubes transparents remplis des déchets récoltés : bouchons de bouteilles, mégots de cigarettes, jouets, afin de sensibiliser le public.
Dans un grand conteneur, telle une caverne d’Ali Baba du plastique de plage, Tim entasse certaines de ses trouvailles. Dans un petit vase, il montre des dizaines de toutes petites boules de plastique, généralement blanches, parfois colorées. « Ça, c’est de pire en pire. Ce sont des déchets qui s’accumulent, et pour lesquels il n’y a pas vraiment de solution », déplore l’activiste flamand. Ces granulés de plastique vierge, que tout le monde appelle ici « nurdles », c’est le plastique « originel », sorti de l’usine après transformation de dérivés de pétrole ou de gaz. L’or blanc de l’industrie pétrochimique, que l’on trouve ensuite dans d’innombrables produits de consommation.
Une bénévole des groupes d’action recherche des granulés de plastique le long de l’Escaut en Belgique, en 2019. © Photo Jonas Van Boxel / Belga via AFP
Vu la taille de ces sphères, qui dépassent rarement 0,5 mm de diamètre, on les classe dans la catégorie des « microplastiques ». Et ces microplastiques glissent, roulent et s’échappent en permanence durant leur production ou leur transport. À la sortie des conteneurs, ils roulent vers les égouts, sont évacués dans les canaux et finissent dans les rivières, où ils stationnent parfois, avant de poursuivre leur course dans l’océan.
Ils s’additionnent aux masses gigantesques des autres microplastiques présents dans l’environnement aquatique, ceux qui sont issus de la dégradation d’objets. Les microplastiques sont consommés par des organismes marins, des oiseaux comme le fulmar, ou des poissons, et sont ensuite ingérés, au bout de la chaîne alimentaire, par l’être humain.
Ces déchets sont presque impossibles à nettoyer, cela ne disparaîtra jamais et cela s’accumule.
Tim Corbisier, militant
Les volumes de granulés qui s’échappent dans la nature sont impressionnants. Selon l’ONG Plastic Soup Foundation, environ 230 000 tonnes de granulés de plastique vierge s’égarent dans les océans chaque année, à l’échelle mondiale. Proper Strand Lopers tente de vider symboliquement la plage de ses nurdles, par tranches de dix mètres, afin d’attirer l’attention sur la problématique. Le geste semble vain, comme vider la mer avec une petite cuillère. « Ces déchets sont presque impossibles à nettoyer, cela ne disparaîtra jamais et cela s’accumule »,déplore Tim Corbisier.
Lorsqu’on parle en Belgique de granulés de plastique vierge qui se font la belle, tous les yeux se tournent vers Anvers. Le deuxième port d’Europe est aussi le premier « cluster » pétrochimique du continent. On y importe et exporte des tonnes et des tonnes de granulés. Huit entreprises en produisent sur place, dont BASF, Lanxess, Ineos ou TotalEnergies.
Colin Janssen, professeur en écotoxicologie à l’université de Gand, spécialiste en écologie marine, constate que l’on trouve les nurdles surtout « dans les aires industrielles, les ports. Au moment du transport, des chargements et déchargements, il y a toujours des pertes. Le fait que l’on trouve autant de granulés à Anvers et près des ports du monde entier montre que l’industrie et les autorités ne gèrent pas si bien le problème ».
Un document de l’Institut flamand de la mer datant de 2015, que Mediapart a pu se procurer, mentionne des concentrations de microplastiques pouvant aller jusqu’à 44 000 éléments par kilo de sédiments puisés dans les eaux des zones industrielles anversoises.
Des risques pour la santé
Depuis quelques mois, la communauté scientifique s’agite. Les spécialistes des microplastiques sont en ébullition depuis la publication, en janvier 2022, d’une évaluation des risques provoqués par les microplastiques dans l’Escaut occidental, dans la très respectée revue scientifique Science of the Total Environment. L’étude a été menée par quatre chercheurs chinois, Ze Liu, Qian’en Huang, Hao Wang, Siyu Zhang. Colin Janssen, auteur de nombreuses études sur le thème, la juge « très solide ».
Les quatre chercheurs ont trouvé des microplastiques dans les eaux, tout au long de l’Escaut, à partir d’Anvers et jusqu’à la côte. Mais c’est surtout dans les sédiments qu’ils ont prélevé des quantités considérables de petits plastiques en tous genres, dont des granulés. Dans leur texte, ils pointent clairement la « production industrielle » comme l’une des principales sources de ces pollutions : « Anvers est le principal hub de polymères en Europe, et plusieurs entreprises du port d’Anvers produisent, manipulent, stockent, empaquettent des granulés de plastique. » Ce qui peut résulter en des « fuites » dans l’Escaut ou ses affluents.
Mais la véritable nouveauté de l’étude est ailleurs. Pour la première fois, un risque pour la santé humaine est déduit des énormes quantités de microplastiques trouvées le long de l’Escaut. « Cet article scientifique fait le lien entre les quantités de microplastiques dans les sédiments et leur impact considérable sur l’environnement et la santé humaine, c’est tout à fait nouveau », commente Thomas Goorden, activiste environnemental flamand qui pointe l’attitude « irresponsable » de l’industrie.
Il ne vaut mieux pas être exposé à ces produits.
Thomas Goorden, activiste environnemental
L’article ne donne pas de détails concrets sur ces risques pour la santé humaine, à partpour le PVC, considéré comme « le plus dangereux » des polymères, et dont l’ingestion peut augmenter les risques de maladies pulmonaires ou lymphatiques. Certains des polymères repérés en abondance sont composés de monomères classés comme cancérogènes.
Cette étude montre surtout qu’« il ne vaut mieux pas être exposé à ces produits », ajoute Thomas Goorden. Mais il est difficile d’être plus précis, les chercheurs eux-mêmes écrivant que leur texte pourra servir de base à des études plus approfondies. Car l’impact sur la santé humaine dépend aussi de l’exposition aux monomères, qui est moins directe lorsque des particules sont coincées dans les sédiments, même si des contaminations peuvent arriver via la chaîne alimentaire, surtout à de tels niveaux de pollution.
« Les effets concrets de ce risque sur la santé humaine sont pour l’instant difficiles à décrire avec précision, ajoute Colin Janssen. Tout simplement parce qu’il est possible de faire des tests sur des moules en laboratoire, mais pas sur des humains. Toutefois, on sait que l’être humain ingère annuellement jusqu’à 120 000 microplastiques par an et qu’une partie s’accumule dans le corps. Ce sont des faits inquiétants. »
Filtres à granulés
Au port d’Anvers, on ne commente pas cette étude. Sa porte-parole, Sabine Rys, nous renvoie aux initiatives volontaires des industriels pour prévenir les fuites de granulés. En 2017, le port et les entreprises lançaient l’objectif « Zero Pellet Loss» qui, comme son nom l’indique, visait à empêcher toute perte de granulés. Aujourd’hui, les mêmes acteurs brandissent l’opération « Clean Sweep » (« Grand Nettoyage ») et la prochaine autocertification qui lui sera accolée.
Il s’agit par exemple de doter les bouches d’égout des usines de filtres à granulés, de nettoyer régulièrement les sites, de faire passer les camions de chargement à travers des tunnels « nettoyeurs ». Des opérations de nettoyage des quais ou des zones sensibles sont réalisées régulièrement.
Dans leur rapport d’activité, les industriels se félicitent de la baisse, en 2021, du nombre de granulés enlevés du milieu naturel. De 8,10 tonnes en 2017 à 2,5 tonnes en 2021. Cette chute est interprétée comme un « effet positif » des mesures préventives. Une interprétation sujette à caution : d’abord parce que les chiffres de 2021 ne couvrent que les neuf premiers mois de l’année. Ensuite parce que l’on ne connaît pas le nombre des opérations de nettoyage.
Aucun progrès en trois ans
L’opération « Clean Sweep » se fait en partenariat avec l’université d’Anvers et les industriels du plastique réunis sous la bannière de PlasticsEurope. Ronny Blust, vice-recteur de l’université d’Anvers, chargé de la recherche sur les microplastiques, pense que « les entreprises sont davantage conscientes du problème. Mais l’évaluation [des] échantillons est encore en cours ». Son équipe analyse notamment la réapparition de nouveaux granulés dans des zones nettoyées. « Il est donc encore trop tôt pour tirer des conclusions », dit-il. Le port lui-même, en 2019, estimait dans son rapport annuel « Durabilité » qu’après trois ans d’opération « Zero Pellet Loss », aucun progrès notable n’était constaté.
Du côté de la commune d’Anvers, détentrice du port à 100 % , on veut croire que ces pollutions sont surtout « historiques », ancrées dans des pratiques industrielles passées. Le 24 juin 2020, l’échevin de l’environnement à Anvers, Tom Meeuws (parti socialiste flamand), déclarait que, dans le cadre de procédures de renouvellement de permis d’activité accordés aux industriels, la commune réclamait des mesures – installation de filtres et de grilles – destinées à endiguer l’éparpillement des granulés.
« Il est difficile de faire mieux aujourd’hui », lance une source de la majorité anversoise. Pour Thomas Goorden, ces quelques obligations sont « presque insignifiantes ». Les mesures de prévention sont biaisées, « car elles sont dictées par l’industrie et non par les gouvernements ». Il suggère de traiter les granulés comme des substances chimiques toxiques et donc de les soumettre à des normes d’émission strictes associées à des contrôles poussés des autorités.
Le problème, c’est que l’on augmente la production de plastique et qu’il y aura toujours des pertes.
Mieke Schauvliege, élue écologiste
Aujourd’hui, l’inquiétude monte à Anvers. Ineos, le géant pétrochimique du Royaume-Uni, a obtenu, le 9 juin dernier, son permis d’activité de la part des autorités flamandes. L’entreprise va investir 3 milliards d’euros pour construire un « craqueur » qui transformera de l’éthane de schiste américain en éthylène, substance de base pour la production du polyéthylène, donc des granulés de plastique.
Ouverture prévue : 2026. 1,45 million de tonnes d’éthylène devraient y être produites pour alimenter les usines productrices de plastique alentour. « Le problème c’est que l’on augmente la production de plastique et qu’il y aura toujours des pertes. Ineos va amplifier le phénomène », lance Mieke Schauvliege, élue écologiste au Parlement flamand.
À quelques dizaines de kilomètres d’Anvers, à Ostende, Tim Corbisier s’amuse d’une publication du port d’Anvers. On y lit qu’une récompense de 5 000 euros est proposée aux citoyennes et citoyens qui trouveront la grande idée pour réduire les pertes de granulés. « Cela veut vraiment dire qu’ils n’ont aucune idée de la manière de régler ce problème », lâche-t-il, en souriant, quelques granulés blancs dans la main.