Enquête sur le «Big Pharma»: «C’est la dure réalité, chaque médecin est lourdement influencé»

En quatre ans, 875 millions d’euros ont été distribués par les firmes pharmaceutiques à 32.000 acteurs du secteur de la santé basés en Belgique, révèle « Le Soir » et trois autres médias dans le cadre de l’enquête collaborative Open Pharma. Psychiatre et professeur à l’université d’Anvers, Manuel Morrens a mené des recherches sur l’influence, même inconsciente, que les liens avec l’industrie pharmaceutique induit sur les prescriptions.

Manuel Morrens est chef de département à l'Institut universitaire d'Anvers pour la recherche psychiatrique.

Manuel Morrens est chef de département à l’Institut universitaire d’Anvers pour la recherche psychiatrique. – LinkedIn.


Fin janvier, le psychiatre Manuel Morrens, professeur à l’université d’Anvers, donnait un webinaire à l’Association flamande de psychiatrie intitulé : « Histoire critique de la relation entre le psychiatre et l’industrie pharmaceutique ». Ses recherches l’ont amené à s’intéresser à l’influence que l’industrie pouvait avoir sur les prescriptions, y compris celles qui s’exercent de manière totalement inconsciente.À lire aussi )Enquête: la grande générosité de Big Pharma – Le Soir

Qu’avez-vous appris de vos recherches sur l’influence que pouvaient avoir les financements ou les visites de commerciaux sur les prescriptions des psychiatres ?

Qu’il est important de savoir que l’industrie influence les médecins de façon diverses. D’abord, en ayant un impact très fort sur la littérature de recherche qui est rendue disponible. Quand un produit pharmaceutique arrive sur le marché, son approbation dépend de la FDA et de l’EMA (les agences américaines et européennes du médicament, NDLR). Elles-mêmes dépendent des dossiers qu’on leur soumet. Il peut arriver que les études présentées ne donnent pas une image complète du produit car d’autres, aux résultats moins probants, auront été mises de côté. Cela donne aux agences – mais aussi aux médecins qui vont s’appuyer sur ces dossiers – une image déformée de la façon dont le produit fonctionne. C’est ça le biais de publication. Des biais peuvent aussi se glisser dans les études qui sont publiées, dans les choix méthodologiques, par exemple. Vous pouvez façonner une étude à votre avantage en comparant avec un produit notoirement inférieur. Il y a des centaines de façons de colorer des résultats. Les recherches le montrent très clairement : si un article est financé par une firme pharmaceutique, il aura 70 % de chance qu’il prouve que le produit est bénéfique. Si l’article est réalisé sans financement, le produit marche dans 50 % des cas. Mais si le produit en question est utilisé en comparaison avec d’autres produits d’autres firmes, il s’avérera que le produit ne marche que dans 30 % des cas.

L’autre enjeu, c’est l’influence directe sur le médecin.

Oui, mais cela peut souvent concerner de petites choses : une invitation à souper, des cadeaux, comme un stylo, un carnet, des échantillons, un calendrier. En 2016, notre étude a montré que ces visites s’avéraient payantes. On a demandé aux praticiens quelles firmes ils voyaient le plus et on a regardé leurs chiffres de vente d’antipsychotique. En l’occurrence, dans l’ordre : Seroquel, Zyprexa, Risperdal/Invega, Abilify. Il s’agissait aussi du top quatre des firmes qui leur rendait le plus visite… et dans cet ordre. Même si les médecins ne voient que peu ou plus de représentants, les idées qui avaient cours dans les années 90-2000 sont toujours vivaces. Si vous regardez les antipsychotiques, vous avez l’ancienne génération – moins chère – et la nouvelle – plus chère. Il était dit à l’époque que la seconde génération était meilleure pour les fonctions cognitives. Il y a désormais de nombreuses études et méta-analyses qui montrent clairement que l’affirmation n’est pas juste. Pourtant, de nombreux psychiatres s’accrochent encore à ces croyances. C’est le marketing. Il y a un lobby pour les produits chers – on montre les études, les graphiques qui les concernent –, pas pour les autres. C’est la dure réalité : chaque médecin est lourdement influencé par le pharma.

Vous compris ?

Je ne suis pas plus innocent. Outre mon travail clinique, je reçois des fonds de firmes pharmaceutiques qui me permettent de payer des membres de l’équipe pour mener des recherches scientifiques. Je pourrais dire que je ne suis pas influencé, mais la réalité, c’est que je le suis. S’agissant de médicaments psychotropes, les psychiatres ont tendance à être moins approchés qu’avant. Trois profils sont généralement ciblés : les médecins des services d’urgence, car c’est là que le patient commence souvent leur médication. Et même si il ou elle rentre chez lui après une admission en urgence, la prise de médicament se fait sur une longue période. Ensuite, il y a les personnes qui donnent des conférences. Et enfin, les professeurs et autres enseignants, qui vont former les futurs docteurs et leur dire lors des cours quels sont les bons produits

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