« L’État français cherche à nous faire oublier les essais nucléaires en Polynésie »

Après une intervention remarquée à la tribune des Nations Unies le 8 octobre 2019, Hinamoeura Cross, une des nombreuses victimes des 193 essais nucléaires réalisés par la France entre 1960 et 1996 en Polynésie dite française, livre son témoignage.

Hinamoeura Cross, à la tribune des Nations Unies, quelques minutes avant de prononcer son discours.

Hinamoeura Cross, à la tribune des Nations Unies, quelques minutes avant de prononcer son discours.

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
J’ai fêté mes 31 ans il y a un mois, suis maman d’un petit garçon de huit ans et nous habitons dans la commune de Mataiea à Tahiti. J’ai grandi dans une famille avec des parents ayant un certain statut puisque mon père est avocat et ma mère une femme politique indépendantiste. J’ai donc grandi avec ces modèles. J’ai suivi des études de droit, mais ne me voyais pas reprendre le cabinet d’avocat de mon père. Comme j’ai toujours aimé la cuisine, je me suis retrouvée à la tête d’une société de traiteur constituée d’une équipe solide, ce qui me permet d’avoir du temps pour travailler sur d’autres causes. Je viens de monter une société immobilière, ai encore beaucoup d’autres projets en tête, mais mes 30 ans ont marqué le début de mon engagement en rapport avec le fait nucléaire dont mon peuple a été victime. Le 2 juillet 2019, jour de commémoration du premier essai nucléaire en 1960, j’ai décidé de révéler au grand jour ma maladie et le 8 octobre dernier, j’ai témoigné devant la 4ème Commission des Nations Unies. Depuis, je suis portée par les encouragements et les soutiens et j’ai envie de défendre cette cause. J’ai le sentiment que ça va être le combat de ma vie.

De quelle maladie souffrez-vous ?
La Leucémie myéloïde chronique est un cancer du sang qui touche la moelle épinière. Je vis dans l’idée que je vais bien et j’y pense peu. Mon quotidien a été très difficile au début, surtout les premières années : prise de sang toutes les semaines, ponction de la moelle osseuse mensuelle. Ces ponctions sont la pire chose dans cette maladie puisque, sans anesthésie, on vous enfonce une énorme aiguille de dix centimètres dans le thorax. C’est plus douloureux qu’un accouchement. Moi j’étais déjà adulte, mais je pense encore avec émotion aux milliers d’enfants polynésiens qui sont touchés par la leucémie et qui subissent ces mêmes analyses. À l’heure actuelle, je prends un cachet de chimiothérapie par jour qui permet de mettre en sommeil la maladie, mais comme je suis de nature très positive, je crois que c’est ce qui fait ma force et me permet de vivre pleinement au quotidien. Je suis toujours en rémission, mais dois prendre mon traitement pour une durée encore indéterminée.

Pourquoi vous êtes-vous décidée à vous lancer dans ce combat ?
J’avais 25 ans quand on m’a décelé cette leucémie. Ce qui a été assez particulier pour moi, c’est que je connaissais déjà les maladies radio-induites, puisque ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère, ma tante et ma sœur sont toutes touchées à la thyroïde. Il s’agit d’une glande endocrine qui régule de nombreux systèmes hormonaux, et qui est très impactée par la radioactivité. Depuis mes 15 ans, je devais aller faire une échographie annuelle pour vérifier que je n’avais rien. Jusque-là, je me sentais chanceuse, et puis à 25 ans on m’a décelé cette leucémie.

L'Association 193, le 2 juillet 2019 devant le monument aux morts.

L’Association 193, le 2 juillet 2019 devant le monument aux morts.

Quelles ont été les réactions autour de vous ?
Dès le début, il était clair que je n’allais pas le crier sur tous les toits. Le Polynésien a toujours cette honte, cette gêne qui fait qu’il refuse de se mettre en avant. Pendant six ans, je n’en ai parlé qu’à mes proches. Ce qui m’a aidée à tenir le coup, c’est que les gens que je côtoyais ne savaient pas que j’étais malade et me traitaient comme une personne normale.

Avez-vous fait le lien rapidement avec les essais nucléaires ?
Dans un coin de ma tête, la relation était faite, mais sans le revendiquer parce que nous ne sommes pas une civilisation qui a envie de se battre, de se réveiller… Surtout, mon éducation a beaucoup joué : j’ai fait les écoles en Polynésie, gérées par l’Éducation nationale française, et n’ai donc pas grandi en apprenant ce fait historique. Les essais nucléaires, on n’en parlait ni à l’école ni dans notre entourage. Et puis l’année dernière, Monsieur Oscar Temaru, président de Tavini huiraʻatira (parti politique indépendantiste polynésien, ndlr), a déposé une communication auprès de la Cour pénale internationale (CPI) contre la France, pour crime contre l’humanité suite à ses 193 essais nucléaires. Cela fait 40 ans qu’il combat et demande réparation, mais n’a pas été aussi entendu qu’il devrait l’être. C’est là que j’ai commencé à me documenter et à m’intéresser à tout ce qui s’est passé.

Que s’est-il passé alors ?
Entre 1960 et 1996, il y a eu 193 essais nucléaires en Polynésie dite française. J’ignorais leur nombre et leur puissance : certains étaient 150 fois plus puissants que Hiroshima et Nagasaki. À l’école, j’ai étudié la seconde guerre mondiale et ces bombes lancée sur le Japon, je sais que c’est d’une extrême cruauté, mais moi-même et la grande majorité de la population avons été maintenu dans l’ignorance vis-à-vis ce de fait nucléaire chez nous. Au moment du dépôt de plainte à la CPI, je me suis dit que ce n’était pas normal, que si on continuait comme ça, ce scandale allait être oublié. Je crois que c’est ce que l’État français souhaite et cherche à faire : nous faire oublier cette réalité.

Les 21 maladies radio-induites reconnues par la France.

Les 21 maladies radio-induites reconnues par la France.

Quelle est-elle ?
Des familles polynésiennes entières sont décimées par ces maladies. Des personnes rencontrées suite à mon témoignage ont avoué avoir perdu leurs parents, leurs frères, leurs sœurs, leurs enfants, leurs neveux et nièces et tout cela est caché ! Quand certaines bombes explosaient, il y avait un nuage de pluie qui s’en suivait. Le message sanitaire des autorités françaises était : « quand la pluie arrive, abritez-vous sous vos bananiers et vos maisons, mais dès que la pluie s’arrête, c’est bon vous pouvez reprendre le cours d’une vie normale. » Sauf que nous parlons d’atolls, la plupart sans montagne et sans source ! L’eau que ces gens buvaient, c’était de l’eau de pluie ! Celle dans les biberons des enfants était recueillie dans des citernes, de l’eau contaminée donc. C’est aberrant, ces îles auraient dû être évacuées.

L’État français a-t-il forcé les Polynésiens à souffrir en silence ?
Non, je dirais que c’est avant tout culturel. Nous sommes un peuple gentil et la première chose que les gens peuvent noter c’est notre accueil. Le Maohi est de nature bonne et ne voit le mal nulle part. Ce n’est pas facile à dire, mais nous autres Polynésiens, avons été tellement ignorants ! La France est venue en 1960 pour nous dire qu’on allait faire exploser des bombes atomiques chez nous et qu’avons-nous fait ? Nous avons dansé pour eux au son des Toére et les avons couronnés de fleurs en leur faisant la bise. Je pense qu’ils nous ont bien choisis. Nous sommes gentils, bons, mais ignorants.

Vous considérez-vous responsables de cette ignorance ?
Le Président De Gaulle revendiquait des essais propres, jurant que les Polynésiens ne seraient pas touchés. Il nous a vendu les essais nucléaires comme un nouveau progrès pour nous, qui amènerait de nouvelles écoles, des routes et un développement économique. Or, à l’époque, on savait déjà que les essais nucléaires étaient quelque chose de particulièrement cruel, mais je pense que notre situation géographique nous a coupés du monde et des informations. Dans les années 60, un Tahitien, Pouvana’a a Oopa Tetuaapua, qui ne souhaitait pas que les essais nucléaires se fassent en Polynésie, s’était levé contre ces projets. Il s’est fait arrêter, condamner et emprisonner en France. Ils ont fait taire les gens pour pouvoir continuer ce qu’ils avaient prévu.

Me Stanley Cross, avocat et pétitionnaire pour le Tavini Huira'atiraa, Mr François Pihaatae, président de l'Eglise Protestante Maohi, Me Philippe Neuffer, avocat de l'Association Moruroa e Tatou et Hinamoeura Cross, membre de la société civile.

Me Stanley Cross, avocat et pétitionnaire pour le Tavini Huira’atiraa, Mr François Pihaatae, président de l’Eglise Protestante Maohi, Me Philippe Neuffer, avocat de l’Association Moruroa e Tatou et Hinamoeura Cross, membre de la société civile.

Aujourd’hui, quelle est la position de la France dans ce dossier ?
Elle a reconnu 21 maladies radio-induites qui pourraient découler des essais nucléaires. Ce chiffre se base sur leurs recherches, mais je sais que le Japon et les États-Unis en reconnaissent un plus grand nombre. C’est une autre chose sur laquelle nous allons devoir travailler : cette liste semble beaucoup moins complète que ce qu’on veut nous faire croire. Ce qui est malheureux, c’est que nous n’avons accès à aucune étude. Au moment où je vous parle, je ne peux pas vous dire combien de Polynésiens sont touchés par les maladies radio-induites ni combien en sont morts. On nous dit qu’il n’y a pas d’étude, ce n’est pas faute d’avoir demandé pourtant. La première chose que je souhaite faire est de répertorier ces statistiques. Je fais donc un appel à mon peuple : prenez contact avec moi pour me donner vos chiffres : morts, victimes actuelles, etc.

C’est donc devenu votre combat ?
Le combat a commencé à New York et je reçois depuis des milliers de soutiens. Il est temps de préparer la suite. Si je n’avais pas été touchée par cette maladie, je ne me serais pas sentie impliquée et me dirais comme la plupart des gens : « Le mal est fait, donc pourquoi se réveiller ? Pour quoi faire ? Tournons la page ». Je suis toute jeune militante, et à mon échelle je souhaite nous faire entendre et ouvrir la voie, libérer la parole, que les gens n’aient plus honte ni peur de parler. Sensibiliser la population me semble important pour réveiller les consciences et obtenir une reconnaissance et la réparation.

À combien s’élèverait-elle ?
Puisqu’on ne peut pas revenir sur les essais nucléaires, que nos océans sont pollués, c’est vers les milliers de malades qu’il faut se tourner. Ce qui pèse lourd sur les Polynésiens, c’est le coût de ces traitements à supporter collectivement. En ce qui me concerne, cela représente 250 000 euros de dépenses au niveau de la CPS, notre caisse de prévoyance sociale locale. Elle n’a rien à voir avec la sécurité sociale de France, puisque nous avons la nôtre en propre. C’est donc nous, les Polynésiens, qui supportons seuls le coût de toutes ces maladies, dont des maladies radio-induites. C’est proprement scandaleux.

Avec le Père Auguste, fondateur de l'Association 193, qui a fait parti des personnes qui ont poussé Hinamoeura Cross à prendre la parole.

Avec le Père Auguste, fondateur de l’Association 193, qui a fait parti des personnes qui ont poussé Hinamoeura Cross à prendre la parole.

Le fait nucléaire est un argument des indépendantistes. Pensez-vous que cela explique le mépris ou l’ignorance de l’État français à l’endroit des malades ?
Les montants que je viens de vous citer sont tellement exorbitants que cela peut être une raison. Concernant la cause indépendantiste, je rappelle que je suis allée à l’ONU en tant que membre de la société civile, une victime indirecte. Je regrette qu’à l’échelle de la Polynésie ce combat soit cantonné au Tavini, le parti indépendantiste, et à l’Église protestante maohi, alors qu’il devrait nous réunir tous. Aujourd’hui, beaucoup de ceux nés après 1996 ignorent qu’il y a eu des essais nucléaires en Polynésie. C’est pour cela qu’il faut maintenir la mémoire et informer. Si nous avons autant de malades, ce n’est pas la faute du mauvais sort. Il est temps que la France reconnaisse que ses essais nucléaires ont eu de lourdes conséquences sanitaires.

Porter une telle parole, est-ce que cela vous effraie ?
D’une certaine manière, l’État français maintient une pression. J’ai des amis qui travaillent dans la fonction publique, dans l’Éducation nationale qui me disent :« Je te soutiens, mais je ne vais pas partager ton combat sur les réseaux sociaux. Je te soutiens de manière discrète, parce que j’ai peur des représailles si je parle trop. »

Mais vous, avez-vous peur ?
Y a-t-il une raison pour laquelle je devrais avoir peur ? Je n’ai reçu aucune menace, aucune insulte. Ce n’est que le début, je veux mener d’autres actions et rassembler beaucoup de monde. Avec cette intervention à l’ONU, nous avons franchi un point de non-retour. C’est la première fois qu’une victime, qu’une malade, s’exprimait. Cela a parlé aux gens. La porte est ouverte et c’est à moi de fédérer et continuer pour ne pas que cette énergie retombe et que nous reprenions comme si rien ne s’était passé. Le travail commence !

Hinamoeura Cross avec, de gauche à droite, Me Stanley Cross et Me Philippe Neuffer avocats au Barreau de Papeete et Me David Koubbi avocat au Barreau de Paris peu avant leur intervention conjointe devant les Nations Unies.

Hinamoeura Cross avec, de gauche à droite, Me Stanley Cross et Me Philippe Neuffer avocats au Barreau de Papeete et Me David Koubbi avocat au Barreau de Paris peu avant leur intervention conjointe devant les Nations Unies. 

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