Euthyrox nouvelle formule : plus que des suspicions scientifiques
Dans Politique et société, Mis à jour le 16/05/19 12:08 | Publié le 16/05/19 11:51
Selon le laboratoire Merck, seul l’excipient (anciennement du lactose) du Lévothyrox/Euthyrox a changé. L’ancienne formule ne devrait plus être fabriquée à terme. (photo isabella finzi)
À partir de juin, l’Euthyrox, une hormone de synthèse produite par le laboratoire Merck et prise par nombreux patients en hypothyroïdie, va changer de formule au Luxembourg et en Allemagne. Cette nouvelle formule plus stable a provoqué un immense scandale en France. Des centaines de milliers de malades disent avoir vécu l’enfer. Est-ce l’effet nocebo ou une réalité que la science commence à expliquer?
La parole des victimes de la nouvelle formule du Lévothyrox en France a depuis été rejointe par de nombreux scientifiques qui veulent comprendre ce qui s’est passé. Le Dr Guillet, pédiatre, biologiste des hôpitaux, médecin nucléaire et biophysicien, répond à nos questions.
Quel est votre avis sur ce scandale du Lévothyrox?
Jacques Guillet : Au départ, nous avons été surpris par la discordance entre ce qui était annoncé par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), c’est-à-dire « il n’y aura pas de problème », et la réalité. Sachant que la particularité de la France, c’est qu’il n’y avait pas d’autre traitement disponible sous forme de comprimés sur le marché, le Lévothyrox était le seul. Dans ces conditions, tout s’est passé comme si nous avions une sorte d’étude grandeur nature dans des conditions quasi expérimentales. Nous étions confiants, sauf que des alarmes étaient de plus en plus importantes dans le temps, au point qu’il y a eu approximativement 30% des malades qui ont choisi finalement d’abandonner le Lévothyrox nouvelle formule.
C’était très étonnant de voir le basculement qui s’est produit : les malades allaient chercher l’ancienne formule à l’étranger. Certains revenaient de leurs vacances avec des valises entières de Lévothyrox ancienne formule avant que des alternatives à la nouvelle formule du Lévothyrox soient de nouveau sur le marché français. Vous imaginez que quelqu’un qui habite à 300km de la frontière soit capable d’aller chercher à l’étranger le médicament qui lui manque, puisque la France était le pays expérimentateur, si je puis dire. C’était le premier pays dans lequel on introduisait cette nouvelle formule.
Quelle a été votre première réaction?
Au début, personne n’y a cru. Moi le premier. On nous disait que le médicament était mieux qu’avant. L’ANSM s’attendait, compte tenu de la modification de la formule, à une augmentation des surdosages. Autrement dit, elle pensait la nouvelle formule plus efficace que l’ancienne. Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit et c’était déjà assez troublant.
Pourquoi avez-vous changé d’avis?
Les effets indésirables sont arrivés très rapidement. Les gens qui repassaient à l’ancienne formule du médicament ont connu une amélioration rapide de leur état, et nous n’avons aucune explication à cela. Certains se sont posé la question d’impuretés à l’intérieur du médicament, qu’ils s’agissent d’impuretés à la fabrication ou de réactions qui se produisent à l’intérieur du médicament plus tard. À partir de là, il fallait essayer de comprendre quelles différences il pouvait y avoir entre l’ancienne et la nouvelle formule.
Quelles sont les recherches qui ont été entreprises depuis le scandale?
La réaction de l’Association française des malades de la thyroïde a été de rechercher s’il n’y avait pas un profil d’impuretés différent entre la nouvelle et l’ancienne formule. Elle a recherché méthodiquement avec le peu de moyens qu’elle avait : tout était payé par les malades. Elle a commencé à faire procéder à des analyses, dont certaines ont confirmé que ces modifications étaient un peu plus importantes que celles annoncées. Petit à petit, les choses ont avancé jusqu’à ce qu’une analyse faite dans un laboratoire américain mette en évidence un profil d’impureté franchement différent, avec toutefois des difficultés pour caractériser ces impuretés.
L’ANSM a fait vérifier ces impuretés et a conclu qu’il y avait effectivement un artefact qui n’a pas pu être caractérisé. C’est embêtant quand autant de gens ont souffert de ça. En relais, un chercheur du CNRS a mis en évidence des anomalies. Le CNRS lui a imposé le black-out sur ses résultats en affirmant que ça n’était pas assez scientifique car il était le seul à avoir trouvé ça. Mais dans le même temps, l’organisme de recherche, dans un communiqué du 5 octobre 2018, a encouragé ses laboratoires à pousser les analyses. Le CNRS est un gros organisme de recherche public, c’est curieux de ne toujours pas avoir de résultats.
L’étude du laboratoire Merck sur la bioéquivalence (deux médicaments sont bioéquivalents lorsqu’ils engendrent les mêmes effets) a été récemment remise en cause. Pouvez-vous nous en dire plus?
Prouver la bioéquivalence est nécessaire si l’on veut mettre sur le marché le générique d’un médicament. Le laboratoire Merck a pris, si ma mémoire est bonne, 204 volontaires sains. Il leur a fait prendre 600 microgrammes de Lévothyrox en une fois, ce qui représente trois fois la dose la plus élevée qu’on donne habituellement aux malades, et puis ils ont regardé pendant 48 à 72 heures l’évolution de la concentration de lévothyroxine dans le sang de ces personnes. Sauf qu’il s’agissait majoritairement d’hommes, alors que majoritairement ce sont des femmes qui sont malades et elles n’auront pas du tout ces doses-là. C’est un test de charge qu’on a fait qui ne correspond aucunement à une situation clinique. Les malades qui prennent ce médicament le prennent pour le restant de leur vie et il faut compter plusieurs semaines avant d’arriver à l’équilibre.
Ça veut dire que leur propre étude est problématique?
J’ai pu consulter leur étude, puisque j’ai siégé au comité de suivi de la crise du Lévothyrox. Quand j’ai vu les variations de coefficients aussi élevées, je n’ai pas pu m’empêcher de dire qu’une telle étude aurait été rejetée dans un cadre clinique par n’importe quel médecin. J’ai attiré l’attention de l’ANSM sur ce point. Elle a admis que c’était un peu ennuyeux de se pencher simplement sur une moyenne, mais que c’était réglementaire. Depuis, sur ce constat ont été développés des travaux à Toulouse qui ont relevé que dans ce principe on a à peu près 50 % des résultats obtenus chez ces témoins sains qui sortent du champ de la bioéquivalence stricte. Ces travaux confirment qu’il n’y a pas de bioéquivalence clinique et qu’il y a une grande variabilité d’un patient à l’autre. C’est statistiquement très critiquable.
Pourquoi les autorités sanitaires semblent sourdes à la souffrance des patients?
Je ne pense pas qu’ils ne croient pas à la souffrance des malades, mais qu’ils l’attribuent à autre chose. Quand on ne sait pas, c’est tellement facile de dire que c’est psychologique ou que c’est un effet nocebo. Ça existe, mais il faut le prouver avec une étude scientifique. Ce qu’on peut reprocher aux autorités françaises, c’est de s’être cramponnées à leur affirmation initiale qui disait que les malades n’allaient rien sentir.
Que répondre aux médecins qui pensent qu’il ne s’agit que d’un effet « réseaux sociaux »?
Je crois qu’il faudrait qu’ils regardent la cinétique de l’arrivée des signalements enregistrés par les comités régionaux de pharmacovigilance français. Ils remarqueront alors que les problèmes ont commencé dès l’introduction du médicament au mois d’avril avant qu’il n’y ait eu les réseaux sociaux. La montée a été extrêmement rapide alors qu’il n’y avait rien sur les réseaux sociaux jusqu’au mois de juin environ. Ça rejoint le discours contenu des autorités françaises qui pourraient faire l’effort d’analyser ce qui s’est passé réellement plutôt que de rester sur un discours de facilité. Quand un problème touche autant de malades, la première question c’est de s’interroger sur ce qui peut être à l’origine de ça avant de dire qu’il s’agit de raisons psychologiques.
La nouvelle formule qui va arriver au Luxembourg en juin est-elle exactement la même que celle commercialisée en France?
Ce qui est possible, c’est que la formule ait évolué dans le temps. Actuellement il n’est pas exclu qu’il y ait un niveau d’impuretés différent de celui des premiers lots de médicaments introduits en France au mois d’avril 2017.
Entretien avec notre journaliste Audrey Libiez