Les documents qui révèlent les dérives du laboratoire Merck
Par Yann Philippin — 3 février 2014 à 21:52
«Libération» met au jour comment le géant américain a obtenu, via des méthodes douteuses, la mise sur le marché du Victrelis, un traitement contre l’hépatite C. Et comment il a tenté de minimiser ses effets secondaires.
Experts de l’Agence du médicament payés par le labo, lobbying agressif, publicité mensongère… L’histoire du Victrelis, un médicament contre l’hépatite C, est un concentré des dérives de l’industrie pharmaceutique. Libération, qui a eu accès à de nombreux documents confidentiels, lève le voile sur les pratiques douteuses du laboratoire américain Merck, et sur la mansuétude des autorités à son égard. Résultat : malgré ses effets secondaires sévères, le Victrelis a été prescrit à des malades qui n’en avaient pas besoin.
Conflit d’intérêts
Tout commence début 2010. Le labo américain Schering-Plough, qui vient d’être absorbé par son compatriote Merck (1), teste un nouveau médicament présenté comme révolutionnaire contre l’hépatite C, un virus qui tue 3 500 personnes par an en France. Le traitement à deux molécules (bithérapie) soigne moins de 40% des malades (2). En y ajoutant le Victrelis (trithérapie), le taux de guérison peut monter jusqu’à 66% ! Un vrai progrès. A ce stade, il convient toutefois d’être prudent : les essais cliniques sur l’homme ne sont pas tous finis, et les traitements existants provoquent des effets secondaires très sévères (dépression, anémie, fatigue, nausées…), d’autant plus difficiles à supporter que la thérapie dure près d’un an. Comme l’expliquent les patients, «le traitement vous rend malade, mais vous avez une chance de guérir».
Mais Merck est pressé. Le labo veut absolument sortir son Victrelis (Bocéprévir, de son nom scientifique) avant l’Incivo, la pilule concurrente de la firme Janssen. Le 12 avril 2010, une délégation débarque à l’Agence française du médicament (3) pour demander une autorisation temporaire d’utilisation (ATU). Le labo fait miroiter que si la France gère l’affaire, elle pourrait être ensuite chargée par l’Europe de s’occuper de l’autorisation définitive, et donc devenir le pays leader sur ces nouveaux traitements stratégiques.
Autour de la table, il y a Lawrence Serfaty, médecin à l’hôpital parisien Saint-Antoine et expert de l’agence pour les hépatites. Or, il a signé, six mois plus tôt, un juteux contrat de consultant (ici en PDF) portant notamment… sur le Victrelis ! Montant : 33 200 euros pour l’année 2010, sans compter les frais liés à ses missions d’orateur pour Merck dans les congrès internationaux. De surcroît, le Dr Serfaty n’a pas déclaré ce contrat précis à l’agence. Sa déclaration d’intérêts (ici en PDF) mentionne simplement qu’il est consultant en matière d’hépatites pour le labo depuis 2007.
Joint par Libération, il indique avoir été «transparent» et ne pas s’être occupé de l’ATU, à l’exception d’une réunion de juillet 2010, qu’il a quittée pour cause de conflits d’intérêts. Contactée lundi, l’agence du médicament n’était pas capable de dire dans l’immédiat quel rôle il a joué.
Pourtant, un document de Merck mentionne qu’il a été impliqué dans l’évaluation du Victrelis. Il s’agit du formulaire rempli par le labo pour se conformer à la loi anticorruption américaine, le Foreign corrupt practices act (FCPA) (4). Du coup, à l’automne, plusieurs salariés français de Merck donnent l’alerte, car le labo risque de se retrouver en infraction avec le FCPA. D’autant qu’il est prévu de verser 73 407 euros à Serfaty en 2011, l’équivalent de son salaire à l’hôpital. Le 2 décembre, une réunion de crise se tient autour du patron de Merck France, Guy Eiferman. Il appelle Serfaty et explique dans un mail à ses cadres que tout est réglé : le médecin lui a dit qu’il n’«était plus» expert à l’agence «sur les dossiers nous touchant de près». Le 13 décembre, le Victrelis obtient son autorisation temporaire. Un mois plus tard, la première commande tombe. Elle émane du Dr Serfaty, pour l’hôpital Saint-Antoine.
Jeux d’influence
Au printemps 2011, Merck a un nouveau problème. Parce qu’il est moins puissant que son rival Incivo, le Victrelis ne peut être donné qu’à retardement, au bout d’un mois de bithérapie. Pas pratique. Les ventes risquent d’en souffrir. Un an plus tôt, lors de la réunion à l’Agence du médicament, Lawrence Serfaty avait d’ailleurs trouvé que c’était «plus compliqué pour le médecin». Mais il a changé d’avis. Il faut dire qu’il a signé, le 26 janvier 2011, une nouvelle mission de conseil (ici en PDF) à 21 750 euros pour préparer «l’arrivée du Bocéprévir», le nom scientifique du Victrelis.
Merck le charge donc d’aller plancher sur les bienfaits de l’introduction à retardement à l’Association française pour l’étude du foie (Afef). Cette société savante, qui rassemble la crème des hépatologues français, va justement élaborer, les 8 et 9 avril 2011, ses «recommandations» aux médecins sur l’usage du Victrelis et de l’Incivo. Pour peaufiner le message, Merck organise un entretien téléphonique le 15 mars avec Janice Wahl, sa directrice de la recherche en virologie au niveau mondial. Selon nos informations, elle a alors donné au Dr Serfaty des infos confidentielles, non publiées, normalement réservées aux autorités. L’intéressé dément, assurant que les données avaient été «diffusées lors de congrès». Quoi qu’il en soit, la méthode fonctionne. Serfaty était «très enthousiaste» après la téléconférence, qui a «renforcé son opinion positive», se félicite un cadre du labo.
Suite à la téléconférence, un cadre de Merck prévient Janice Wahl de la réaction de Lawrence Serfaty : «Il m’a appelé juste après et il était vraiment enthousiasmé par la discussion […] et par les données que vous lui avez fournies. Cela a renforcé son opinion positive.»
Le médecin aux multiples casquettes s’est ensuite révélé efficace pour convaincre ses pairs : les recommandations finalement adoptées par l’Afef vantent l’introduction tardive du Victrelis.
En avril 2011, Lawrence Serfaty démissionne de ses fonctions à l’Agence du médicament, afin de pouvoir exercer sans contraintes ses missions de consultant de luxe pour Merck. Il était temps. Car, au sein du labo, on s’inquiète à nouveau des risques de «conflits d’intérêts» et d’infraction à la loi américaine anticorruption (la FCPA). «J’ai un problème de validation» de son formulaire de conformité à la loi FCPA, écrit la directrice juridique du labo le 29 mars.
Le 27 avril 2011, un cadre américain de Merck ordonne même par mail aux salariés de n’avoir «AUCUNE communication (verbale ou écrite) […] avec» le Dr Serfaty, car il s’apprête à dépasser la limite maximale de rémunération autorisée au titre de l’année 2011.
Lawrence Serfaty reconnaît volontiers qu’il a quitté l’agence parce que ses conflits d’intérêts étaient trop forts. «A l’époque, les règles étaient beaucoup moins strictes, précise-t-il. L’agence nous donnait des missions alors qu’elle savait très bien que nous avions des liens d’intérêt.»
Haro sur les Pays-Bas
Merck doit maintenant décrocher une autorisation définitive auprès de l’Agence européenne des médicaments (EMA). Fin 2010, elle confie l’évaluation à la France et aux Pays-Bas. L’agence hexagonale désigne un expert pour l’aider : Dominique Guyader, hépatologue au CHU de Rennes. Un choix très discutable, puisqu’il a, lui aussi, des conflits d’intérêts. En janvier 2001, Merck a versé 13 880 euros à son association de recherche, pour un essai clinique sur… le Victrelis ! Merck était parfaitement conscient du problème, puisqu’il a dû annuler, en raison de ce conflit d’intérêts, la participation du Pr Guyader à un conseil scientifique du labo consacré au Bocéprévir.
Pendant la période d’évaluation européenne du Victrelis, le Pr Guyader a aussi réalisé un compte rendu de congrès et une intervention d’orateur sur les trithérapies, avec le soutien financier du labo.
Joint par Libération, il dit que ses conflits d’intérêts étaient «mineurs», et qu’il a travaillé en toute indépendance. «Il n’y a qu’une vingtaine d’experts de ces molécules en France. Si vous les écartez, vous n’en trouverez plus», estime-t-il. Sur le fond, son évaluation du Victrelis pour l’agence ne s’étend guère sur les effets secondaires. Mais il a souligné son manque d’efficacité sur certains patients, pour lesquels il déconseille le traitement. Au final, le rapport de l’agence française, que Guyader n’a pas rédigé, est favorable à la mise sur le marché. Mais le rapport des Pays-Bas (dont les conclusions, en anglais et en PDF, sont ici) estime au contraire que le médoc n’est pas approuvable en l’état, malgré le fait qu’il guérit 70% à 180% de patients de plus que la bithérapie.
L’agence néerlandaise a deux «objections majeures». D’abord, le Victrelis n’augmente pas les chances de guérison chez certains malades (5), notamment ceux qui ont un profil génétique particulier. Pour eux, le bénéfice de la trithérapie est nul. Le rapport conclut qu’il ne faut donc pas leur donner le Victrelis, compte tenu de la «hausse des effets indésirables». La seconde crainte néerlandaise porte justement sur l’augmentation des cas d’anémie (baisse des globules rouges dans le sang) : 49% des patients en souffrent sous Victrelis, contre 29% sous bithérapie. Pour compenser, il faut leur donner de l’EPO (le dopant favori des cyclistes), une molécule aux «effets secondaires considérables». Enfin, un patient a développé une variante très grave de l’anémie (un blocage de la production de globules rouges), ce qui est «particulièrement alarmant».
Chez Merck, c’est l’alerte rouge. Si l’avis des Pays-Bas était suivi par l’Agence européenne, la commercialisation pourrait être retardée. Surtout, le médoc pourrait être interdit aux malades pour lesquels il est inefficace. Avec à la clé une réduction du marché, et des millions d’euros de manque à gagner. Pour le labo, cette perspective est insupportable. Le 26 avril, Merck lance une vaste campagne de lobbying : dans tous les pays européens, ordre est donné aux cadres d’aller dézinguer les arguments néerlandais auprès des «leaders d’opinions clés» (les médecins hospitaliers les plus influents) et des «agences de régulation».
«Via le plan d’action local [par pays, ndlr], faites en sorte que les collègues de Merck au niveau local soient informés de la stratégie de réponse [aux critiques de l’agence néerlandaise]. Quand c’est applicable et possible, clarifier la position de Merck auprès des leaders d’opinion clé et des agences de régulation, [puis] faire remonter le résultat de ces contacts avec les agences.»
En juillet 2011, la position de la France et du labo triomphe : malgré ses effets secondaires, le Victrelis est autorisé en Europe pour tous les malades de l’hépatite C (à l’exception des cirrhotiques). Même ceux pour lesquels il apporte seulement des risques supplémentaires, sans bénéfice prouvé pour leur santé.
Publicité mensongère
Le précieux sésame en poche, reste à orchestrer la promo pour faire décoller les ventes du Victrelis. Le 1er septembre 2011, Merck France organise une conférence de presse au titre ronflant, «Nouveau pas décisif contre l’hépatite C chronique: les trithérapies gagnantes !» Pour convaincre les journalistes, le labo fait intervenir son leader d’opinion préféré : le Dr Lawrence Serfaty, celui-là même qui est payé des dizaines de milliers d’euros par Merck pour préparer le lancement commercial du médicament.
L’objectif de cette campagne de com: rassurer. Dans son communiqué, le labo affirme sans rire que le risque d’effets secondaires est «similaire» à celui de la bithérapie… à l’exception des anémies. Une présentation trompeuse. Car le médicament a été placé sous surveillance renforcée par l’Agence du médicament, justement à cause de ce surrisque d’anémie, mais aussi de la hausse de 70% des cas de neutropénie (la baisse des globules blancs, pathologie qui favorise les infections). Le Dr Serfaty assure qu’il a présenté la hausse des effets secondaires lors de la conférence de presse, et qu’il n’a jamais dit qu’ils étaient «similaires».
Les commerciaux du labo (les «visiteurs médicaux») sont chargés d’imprimer le message officiel dans la tête des médecins, afin qu’ils prescrivent sans états d’âme. Dans l’argumentaire distribué aux commerciaux, il est écrit noir sur blanc que le Victrelis a «un profil de tolérance similaire à la bithérapie». Le même document suggère aussi que le médoc est efficace chez les malades sur lesquels la bithérapie a totalement échoué (les «répondeurs nuls»), alors que Merck n’a jamais testé le Victrelis sur eux.
Cette fois, l’Agence du médicament se décide à sévir. Le 30 juillet 2012, elle interdit cette publicité «non objective» et «non adaptée», qui vise à «minimiser les effets secondaires». Le labo est obligé de détruire les documents promotionnels.
Mais cette sanction intervient près d’un an après le lancement de la campagne de promo. Trop tard pour empêcher la diffusion du message trompeur aux médecins.
Des «valises de biftons» pour les médecins
Reste à passer un dernier filtre : celui de la Haute Autorité de santé (HAS). Elle est chargée d’évaluer l’efficacité du Victrelis, ce qui déterminera son prix et son taux de remboursement par la Sécu. Malheureusement pour Merck, la HAS a tiré les leçons du scandale du Mediator. Désormais, elle exige que les labos lui donnent la liste de tous les médecins qu’ils ont arrosés, afin de ne pas leur confier l’évaluation du médicament.
Chez Merck France cette demande inédite provoque stupeur et ricanements. C’est ce qui ressort de la réunion qui s’est tenue au siège le 23 juin 2011, que Libération avait déjà révélée. Une participante suggère qu’il faut désormais arrêter de payer les mandarins hospitaliers favorables aux médocs du labo. Mais, pour le Victrelis, «là c’est trop tard !» rigole le directeur médical, Dominique Blazy. Dans la foulée, il suggère de distribuer des «valises de biftons» aux médecins trop critiques, afin qu’ils ne soient pas désignés par les autorités sanitaires. Merck assure qu’il s’agissait simplement d’un «mauvais trait d’humour». Mais il est révélateur des relations incestueuses entre les médecins et les labos.
Malgré ses réticences, Merck doit obtempérer, et fournir la liste des médecins arrosés. Du coup, la haute autorité parvient à trouver deux experts hospitaliers vierges de conflits d’intérêts. Rédigé en toute indépendance, le rapport final de la HAS (ici en PDF) tombe le 14 décembre 2011. Il est loin d’être élogieux. Comparé à la bithérapie, le Victrelis apporte une amélioration «mineure» à «modérée» aux patients. La HAS confirme en effet toutes les craintes de l’agence du médicament néerlandaise, qui furent ignorées par ses homologues française et européenne : le médoc est globalement plus efficace, mais il a une «toxicité accrue». Enfin, chez certains patients (5), il y a de sérieux doutes sur le fait qu’il guérit mieux que la bithérapie.
Au final, le Victrelis a donc sauvé des vies, en guérissant des malades que les bithérapies n’auraient pas soignés. Mais il a aussi été prescrit à des patients pour lesquels il ne servait à rien, et qui ont été exposés pendant des mois à de graves effets secondaires. Le tout avec l’aval des agences du médicament, et aux frais de la Sécurité sociale.
Joint par Libération, Merck n’a pas souhaité répondre précisément à nos questions. Le labo a simplement indiqué par mail qu’il «faisait appel à des experts» susceptibles de travailler pour l’Agence du médicament, mais que ces médecins«ont déclaré leurs liens d’intérêts […] en toute transparence, conformément au code de la santé publique».
(1) Schering Plough était bien contrôlé par Merck dès la fin 2009, y compris en France. Mais la fusion des filiales tricolores n’est juridiquement effective que début 2011. C’est la raison pour laquelle les documents que nous reproduisons sont issus de Schering-Plough.
(2) Pour le virus de type 1, qui touche 60% des malades
(3) L’Afssaps, rebaptisée Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en mai 2012 suite au scandale du Mediator
(4) En tant qu’entreprise américaine, Merck est soumis à la loi anticorruption des Etats-Unis (le Foreign corrupt practices act ou FCPA). Cette loi interdit aux labos de rémunérer les experts des agences sanitaires chargés d’évaluer leurs médicaments.