Fukushima : un risque de cancer de la thyroïde multiplié par 15

Fukushima huit ans après

Un article du Dr Alex Rosen, président de l’IPPNW*, paru sous le titre original 15-faches Risiko für Schilddrüsenkrebs, 8 Jahre Fukushima, traduit par Yveline Girard et diffusé avec l’autorisation de l’auteur.

Ce mois de mars marque le huitième anniversaire de la catastrophe de Fukushima. Les enfants nés l’année de la fusion des réacteurs fréquentent aujourd’hui l’école primaire, tandis que de nombreux enfants et adolescents qui, à cette époque, ont ingéré de l’iode radioactif en respirant ou dans leur alimentation, ont atteint l’âge adulte. Beaucoup de temps a passé depuis les images bouleversantes des explosions dans les réacteurs de Fukushima Dai-ichi en mars 2011. Le sujet a à peu près disparu de la conscience publique, et au Japon, de plus en plus de gens voudraient étouffer les événements de cette époque et leurs conséquences. Et pourtant la catastrophe se poursuit.

Légende de la photo ci-dessus la mère de Ayoto rassemble tous les documents concernant les examens de son fils et son irradiation (Photo de Ian Thomas Ash)

Jour après jour, de l’eau contaminée en provenance des bâtiments ayant abrité les réacteurs endommagés est déversée dans l’océan et dans les nappes phréatiques. Encore récemment, l’exploitant Tepco a été contraint d’admettre avoir trompé le gouvernement et l’opinion publique sur l’état réel de l’eau contaminée stockée sur le terrain des centrales et ce, des années durant. Contrairement aux allégations de l’entreprise selon lesquelles cette eau n’aurait plus contenu que du Tritium, les autorités japonaises ont constaté que 750 000 tonnes d’eau sur les 890 000 dépassent de cent fois le seuil maximal autorisé par l’État et qu’elles contiennent aussi une forte concentration d’isotopes radioactifs comme le strontium-90. Dans certains échantillons analysés par les autorités, la concentration de strontium-90 était 20 000 fois supérieure au maximum autorisé. Or, peu de temps auparavant, TEPCO avait fait part de son projet de déverser l’eau contaminée dans le Pacifique. Pour l’instant, ces nouvelles révélations ont mis un terme à ce plan.

Pendant ce temps, depuis la catastrophe, des villages entiers et des quartiers de zones urbanisées ont été nettoyés des retombées radioactives au prix d’un difficile travail de fourmi. Cependant, les régions boisées et montagneuses du nord-est du Japon, largement inaccessibles, représentent un réservoir incontrôlable de particules radioactives. Chaque tempête, chaque inondation, chaque incendie de forêt et chaque envol de pollens peut recouvrir de Césium 137 des territoires déjà décontaminés. C’est ainsi que de nombreuses localités, qui selon le gouvernement japonais pro-nucléaire devraient être repeuplées depuis longtemps, présentent des niveaux de radiation accrus. Et par voie de conséquence, les gens n’y retournent pas. Plus de 50 000 personnes sur les 200 000 déplacées initialement vivent aujourd’hui encore, huit ans après le début de la catastrophe, dans des foyers de réfugiés ou dans des hébergements de fortune. Et l’état prévoit de leur couper les aides. Ainsi le gouvernement pense-t-il les contraindre à retourner rapidement à l’endroit où ils vivaient. La commission des droits de l’homme de l’ONU s’est vue dans l’obligation d’examiner la situation de ces déplacés.

166 cas de cancers avérés, 38 enfants en attente d’opération

Que les radiations provoquent des problèmes de santé n’est nulle part aussi évident que dans l’augmentation des cas de cancers de la thyroïde. Depuis 2011, on examine tous les deux ans la thyroïde des personnes qui avaient moins de 18 ans au moment de la fusion des réacteurs nucléaires. La première série de dépistages a eu lieu de 2011 à 2014, la deuxième de 2014 à 2016, la troisième de 2016 à 2018, la quatrième, en cours, à partir de 2018. Tandis que l’exploitation des données de la première série est terminée, celle des deuxième, troisième, et quatrième surtout est encore incomplète. Néanmoins il est déjà possible de tirer des conclusions à partir des résultats disponibles. Alors que ces examens avaient été effectués à l’origine pour rassurer les populations sur les conséquences de l’accident, ils ont en fait mis en évidence des résultats inquiétants.

Selon les données du Registre du Cancer Japonais, le taux d’incidence (le nombre de nouveaux cas par an) des cancers thyroïdiens chez l’enfant avant la catastrophe était d’environ 0,35 pour 100 000 enfants. Avec une population de 360 000 enfants dans la préfecture de Fukushima le nombre attendu de nouveaux cas serait donc de 1 seulement par an, c’est-à-dire 8 depuis le début de l’accident à la centrale, en mars 2011.

Or, dans cet intervalle de temps, des biopsies de la thyroïde à l’aiguille fine ont révélé des cellules cancéreuses chez 205 enfants. 167 de ces enfants ont dû être opérés entretemps en raison du développement extrêmement rapide de la tumeur, de la présence de métastases ou de la menace sur des organes vitaux. Dans 166 cas, le diagnostic histologique de carcinome thyroïdien a été confirmé, un seul cas de tumeur bénigne a été constaté. Trente-huit enfants sont encore en attente d’opération. Ces chiffres s’appuient sur les dernières publications de l’Université de Médecine de Fukushima (FMU) en date du 27 décembre 2018, qui prennent en compte tous les résultats d’examen disponibles à la fin septembre 2018.

La FMU a également déclaré dans sa dernière publication que parmi les 217 513 enfants ayant subi des tests complets (soit 64,6% des 336 669 enfants concernés), 141 275 (soit 65%) présentaient des nodules ou des kystes sur la thyroïde. Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est le nombre de pathologies détectées chez des enfants qui lors des examens précédents ne présentaient encore aucun symptôme inquiétant : chez 22 108 enfants (10%°), on a détecté dans la troisième série de dépistages des kystes et des nodules qui n’existaient pas lors de la deuxième série. Chez 135 d’entre eux, la taille des nodules dépassait 5 mm, et les kystes 20 mm, si bien que des examens complémentaires ont été nécessaires.

Par ailleurs, chez 577 enfants présentant des kystes ou des nodules de petite taille lors du deuxième dépistage, leur croissance a été telle que des examens plus poussés ont été nécessaires également.

Chez 54 des enfants présentant des résultats anormaux, des biopsies à l’aiguille fine ont été effectuées. Dans 18 cas, un cancer a été suspecté. Treize enfants ont été opérés depuis et le diagnostic de carcinome thyroïdien a été confirmé.

Ainsi, depuis l’an passé, dans le troisième dépistage, 5 cas confirmés de cancers et 6 suspicions de cancer se sont ajoutés aux cas précédents. Trente-cinq pour cent des données de ce troisième dépistage n’ont pas encore été exploitées, si bien qu’on ne peut pas encore en tirer de conclusions définitives.

Un effet de dépistage ?

Du côté du lobby nucléaire, on essaie toujours de rapporter le nombre élevé de cancers de la thyroïde à Fukushima à ce qu’on appelle l’effet de dépistage. Cet argument aurait encore pu passer pour les 101 cas de cancers de la première série de dépistages, mais il ne vaut plus pour la deuxième ni la troisième série. Les cas qui ont été détectés alors sont forcément nouveaux. Si l’on considère exclusivement les cas de cancers de la thyroïde qui ont été détectés lors de la deuxième et de la troisième série de dépistages, on en arrive au nombre total de 65 nouveaux cas (52 pour la deuxième série et 13 pour la troisième). Pour une population étudiée de 270 000 enfants et un intervalle de 4,5  années (d’avril 2014 à septembre 2018), cela représente une incidence d’environ 5,3 nouveaux cas de cancers de la thyroïde pour 100 000 personnes qui avaient moins de 18 ans au moment de la fusion des réacteurs. Comme cela a déjà été expliqué plus haut, le taux habituel de ce cancer est de 0,35% pour 100 000 au Japon. Dans la préfecture de Fukushima le taux de nouveaux cas de cancer est par conséquent plus de quinze fois supérieur à la moyenne du Japon. Autrement dit : les personnes qui étaient enfants à Fukushima lorsque l’explosion a eu lieu ont un risque 15 fois plus élevé que les autres de développer un cancer de la thyroïde. Ce résultat est extrêmement significatif et ne peut en aucun cas être expliqué ou relativisé par l’effet de dépistage.

Il faut de surcroît considérer qu’en même temps, plus de 87 000 enfants de la population ayant fait l’objet des examens à l’origine sont sortis de l’étude, qu’un tiers des données de la troisième série de dépistages n’est pas encore connu et que tous les cas de cancers qui sont décelés et traités en dehors des hôpitaux officiels ne sont pas pris en compte dans les statistiques, si bien que le nombre réel de cas est certainement bien plus élevé.

Le cancer de la thyroïde : une affection banale ?

Au vu de cette évolution préoccupante, il est bon de rappeler que le cancer de la thyroïde, en dépit de perspectives thérapeutiques relativement bonnes, n’est pas une maladie anodine, quoi qu’en dise le lobby nucléaire. Il peut entraîner d’importantes conséquences pour la qualité de vie des malades et leur état de santé. Une opération de la thyroïde comporte des risques importants, les patients et les patientes doivent prendre des médicaments à vie, se soumettre régulièrement à des analyses de sang, et vivent constamment dans l’angoisse de la récidive. Selon une étude de la fondation japonaise pour le soutien aux enfants malades du cancer de la thyroïde, 10% des patients et patientes opérés ont déjà connu une récidive, c’est-à-dire qu’ils ont développé de nouvelles tumeurs cancéreuses, qui ont dû être de nouveau opérées. Dans la préfecture de Fukushima, le cancer a récidivé au bout de peu d’années chez 8 des 84 enfants soignés pour cancer.

Répartition géographique des cas de cancer de la thyroïde

L’an dernier déjà nous avions indiqué que la répartition géographique des cas de cancers de la thyroïde chez les enfants coïncidait avec le degré de contamination à l’iode radioactif-131 dans les différentes régions de la préfecture :

www.ippnw.de/commonFiles/pdfs/Atomenergie/Fukushima/SD_Artikel_Fukushima_Maerz_2018.pdf

Le taux le plus bas relevé, 7,7 suspicions de cancer après biopsie pour 100 000 enfants par an, se retrouvait dans la région de Aizu, la moins contaminée par les particules radioactives. Avec 9,9 cas pour 100 000 on trouvait ensuite la partie de Hamadori, également peu contaminée par les radiations. Le taux était plus élevé (13,4 cas pour 100 000 par an) à Nakadori qui fut plus contaminé, le taux le plus élevé étant constaté dans les 13 localités les plus contaminées tout autour de la centrale (21,4 cas pour 100 000 par an). Les incidences de cette étude ne concernent pas seulement des cas avérés après opération, mais aussi les suspicions de cancer après biopsie, raison pour laquelle ils sont supérieurs aux chiffres cités plus haut.

Des tentatives pour vider l’étude de tout sens

Ces données semblent gêner les responsables de la FMU. Il est vrai qu’elles contredisent la thèse soutenue depuis le début de la catastrophe nucléaire selon laquelle les multiples fusions des cœurs n’auraient provoqué aucune augmentation des cancers. Depuis le début, la FMU subit de fortes pressions de la part d’un gouvernement central pro-nucléaire et de la puissante industrie nucléaire du pays. La FMU reçoit aussi des soutiens financiers et logistiques du lobby international de l’atome, en l’occurrence l’AIEA. Tout ceci remet en cause l’indépendance scientifique de la FMU.

Déjà l’an dernier, nous avions attiré l’attention sur le fait que la FMU elle-même faisait tout pour faire capoter les études sur les affections de la thyroïde. C’est ainsi que contrairement à ce qui était prévu initialement et qui avait été annoncé, à partir de l’âge de 25 ans, les examens n’auront plus lieu tous les deux ans mais seulement tous les cinq ans. Par ailleurs, on a appris que des collaborateurs de la FMU passaient dans les écoles pour informer les enfants de leur droit à refuser les examens et de leur droit à l’ignorance. Depuis peu est apparue sur les formulaires l’option « Opt-out », c’est-à-dire la possibilité de sortir de l’étude. C’est tout à fait remarquable, dans la mesure où la participation a toujours été volontaire et que, d’ores et déjà, 20 à 30% des enfants ne font pas partie des cohortes se soumettant aux examens. Les critiques soulignent aussi qu’à partir de 18 ans, les frais d’examen ne seront pas assumés par les pouvoirs publics mais supportés par les patients et leurs familles. On peut supposer que les efforts de la FMU visent à diminuer le taux de participation aux examens et, à long terme, de faire perdre toute valeur à l’étude en déformant les résultats des tests, un résultat qui ne serait pas pour déplaire à l’industrie nucléaire du Japon.

Il faut également souligner de nouveau que les chiffres de la FMU ne représentent qu’une partie des maladies survenues en réalité. Celle-ci ne prend pas en compte les autres affections liées aux radiations hormis les cancers de la thyroïde, pas plus qu’elle ne s’intéresse aux affections atteignant les personnes âgées de plus de 18 ans au moment de la fusion des cœurs, celles qui n’étaient pas enregistrés dans la préfecture de Fukushima à ce moment-là, celles qui ont déménagé depuis ou qui pour des raisons personnelles n’ont pas pris part aux dépistages. Un autre fait qui montre comment les statistiques officielles sont manipulées, c’est le refus de prendre en considération les cas de cancers de la thyroïde diagnostiqués en dehors des hôpitaux appartenant à la FMU. Au début 2017, la famille d’un enfant victime d’un cancer de la thyroïde a dénoncé publiquement que le cas de son enfant n’était pas inclus dans les données officielles de la FMU. Les responsables de l’étude ont soutenu que le diagnostic de l’enfant n’avait pas été posé par eux, mais par une clinique partenaire à laquelle le jeune garçon avait été adressé pour confirmer le diagnostic et suivre le traitement. Le fait que le garçon ait vécu à Fukushima au moment de l’accident nucléaire, qu’il ait pris part au dépistage de la FMU et qu’il ait dû être opéré suite à un cancer de la thyroïde nouvellement diagnostiqué, tout cela n’a pas été considéré comme pertinent par les responsables de l’étude.

Fin décembre, un autre cas de cancer thyroïdien, qui ne figurait pas parmi les statistiques officielles de la FMU, a été signalé. Le patient vivait certes dans la préfecture de Fukushima au moment de la fusion des cœurs et il avait participé au premier dépistage de l’Université ; mais comme il avait été évacué de sa ville natale, Koriyama, le diagnostic de cancer de la thyroïde et l’opération ont eu lieu en-dehors de la préfecture et, de ce fait, n’ont pas été inclus dans les statistiques officielles.

Combien d’autres cas de cancers thyroïdiens touchant des enfants n’ont pas été signalés, combien de cas se sont déclarés en-dehors de la préfecture ou chez des personnes qui au moment de l’accident avaient déjà plus de 18 ans, tout cela n’a jamais fait l’objet de la moindre recherche scientifique et on peut présumer qu’on ne le saura jamais.

Le droit à la santé

Nous observons à Fukushima une hausse significative des taux de nouveaux cas de cancer de la thyroïde chez les enfants et en même temps, en raison de la dépendance particulière des responsables de l’étude vis-à-vis du lobby nucléaire et du biais restrictif de l’étude, ces chiffres sont vraisemblablement systématiquement sous-estimés.

En outre, on peut s’attendre à une augmentation d’autres sortes de cancer et d’autres maladies provoquées ou aggravées par les radiations ionisantes. Les tests de la FMU sur la thyroïde constituent les seuls tests en série à même de donner des résultats pertinents sur les conséquences sanitaires de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Et ils risquent en l’état actuel des choses d’être manipulés par les partisans de l’énergie nucléaire.

Les habitants de Fukushima et les Japonais ont un droit inaliénable à la santé et à une vie dans un environnement sain. Dans ce contexte, les tests thyroïdiens chez les enfants ne bénéficient pas seulement aux patients dont les cancers sont détectés de manière précoce et qui peuvent ainsi être soignés, mais à toute la population qui a subi les effets des radiations libérées lors de l‘accident. La poursuite des tests thyroïdiens dans le respect des règles et leur suivi scientifique sont donc d’intérêt général et ne doivent en aucun cas être entravés par des motifs politiques ou économiques.
 

Dr. Alex Rosen,  président de l’IPPNW

Sources : Proceedings of the 33rd Prefectural Oversight Committee Meeting for Fukushima Health Management Survey, December 27th, 2018
https://www.pref.fukushima.lg.jp/site/portal/kenkocyosa-kentoiinkai-33.html
NHK: Thyroid cancer relapses in some Fukushima children. 01.03.2018.
https://www3.nhk.or.jp/nhkworld/en/news/20180301_24
Sheldrick A, Tsukimori O. « Fukushima nuclear plant owner apologizes for still-radioactive water ».Reuters, 11.10.2018.
https://www.reuters.com/article/us-japan-disaster-nuclear-water/fukushima-nuclear-plant-owner-apologizes-for-still-radioactive-water-idUSKCN1ML15N

* L’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (en anglais : International Physicians for the Prevention of Nuclear War, IPPNW), est une organisation internationale pacifiste de médecins qui s’engagent pour le désarmement nucléaire. Créée en 1980, l’organisation obtient le prix Unesco de l’éducation pour la paix en 1984 et le prix Nobel de la Paix en 1985 pour son « important et compétent travail d’information », qui améliora la conscience mondiale sur les conséquences d’une guerre nucléaire et le syndrome d’irradiation aiguë.
L’organisation regroupe près de 150 000 membres dans plus de 50 pays.
Le site de l’IPPNW Europe : http://www.ippnw.eu/fr/accueil.html
Celui de l’IPPNW Allemagne : https://www.ippnw.de/

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