« Dans la santé, nous ne sommes plus à l’heure du sachant tout-puissant »
« Dans la santé, être efficace est le meilleur moyen d’être économe » , explique le cancérologue Alain Toledano. Grâce aux nouvelles technologies, la santé vit une véritable révolution, selon ce médecin de l’Hôpital américain de Paris, à la pointe de l’innovation en matière d’oncologie-radiothérapie. Mais pour que le progrès puisse être partagé par tous, l’innovation doit se démocratiser en s’appuyant sur des tiers de confiance ouverts et neutres garantissant la confidentialité des données. C’est pour jouer ce rôle que La Poste, qui sera présente à VivaTech, mise sur le numérique et les start-up. Un moyen aussi de se réinventer à l’heure du déclin du courrier traditionnel, explique Nathalie Collin, DGA du Groupe La Poste en charge du numérique et de la communication.
Pourquoi La Poste se préoccupe-t-elle de notre santé ?
Nathalie Collin : La Poste est déjà, via sa filiale Docapost, le premier hébergeur de données de santé des Français avec 40 millions de dossiers pharmaciens hébergés pour le compte de l’Ordre des pharmaciens. Il s’agit d’un service dit B to B, c’est-à-dire s’adressant aux professionnels, et nous nous sommes dit que notre savoir-faire pouvait aussi nous permettre de commencer à offrir des services en direction du grand public. Il y a aujourd’hui des outils numériques qui permettent aux patients de devenir des acteurs de leur santé. Et La Poste a vocation à proposer de tels outils.
N. C. : Nous avons créé une offre e-santé globale constituée de l’application grand public La Poste eSanté, reliée à des objets de santé connectés, d’un Espace numérique de santé, accessible aux professionnels de santé, et de Digiposte + Ma santé, un coffre-fort numérique pour stocker ses documents administratifs de santé (ordonnances, relevés de mutuelle ou de complémentaire santé)… Au total, le patient dispose d’une sorte de carnet de santé digital entièrement entre ses mains. C’est lui, et lui seul, qui décide ce qu’il souhaite stocker et c’est lui qui y accède directement et peut décider qui peut avoir accès à ces données et dans quelles conditions. On partage avec qui on veut, quand on veut. Et surtout, il n’est pas question pour nous d’exploiter ces données car nous n’y avons pas accès.
A quoi cela peut-il servir ?
N. C. : Si l’on veut que l’e-santé soit acceptée et comprise, il faut que les patients se sentent maîtres de leur vie digitale. Cela doit être un outil sous leur contrôle. On peut stocker des informations mais aussi les partager. On peut recevoir les résultats d’une analyse médicale, renvoyer un scanner. On peut faire circuler l’information.
Et pourquoi La Poste serait-elle légitime sur ce marché ?
N. C. : Dans un monde digital complexe, nous pouvons apporter de la simplicité et de la neutralité. Ensuite, bien que nous ne soyons pas un spécialiste du monde médical, nous pouvons garantir la sécurité, la confidentialité et nous pouvons nous engager sur la durée. Nous ne sommes pas une entreprise qui risque de mettre la clef sous la porte. Et nous sommes un acteur ouvert à tous, sans discrimination. Nous pouvons donc aussi assurer la portabilité des données stockées. Le rôle de La Poste, c’est d’être un hébergeur, un médiateur. Un tiers de confiance qui peut travailler avec tout le monde. On peut travailler avec les médecins, les pharmaciens, les hôpitaux, les mutuelles… et on peut ouvrir notre système à tous les objets connectés. Nous sommes dans une logique universelle. Pas propriétaire. Si nous n’allons pas sur ce terrain de façon centralisée, seuls les géants du numérique qui peuvent investir massivement finiront par bâtir des systèmes de collecte de données santé à l’échelle du monde. On doit pouvoir offrir une alternative aux Gafa qui rêvent de collecter vos données de santé et qui le font déjà, notamment via les objets connectés qui mesurent votre pouls ou votre activité physique. Ces données, pourquoi faudrait-il les transmettre aux Gafa ? Nous sommes déjà des colonies digitales… Ne devenons pas des colonies médicales.
Cette médecine qui se digitalise, est-ce une vraie révolution ?
Alain Toledano : Le monde de la médecine est un monde qui ne cesse d’évoluer. On doit apprendre à penser la santé différemment. Avec le digital, nous devons apprendre par exemple à travailler de plus en plus en partenariat, entre la médecine de ville et la médecine hospitalière, et avec les acteurs de soins paramédicaux. L’information peut être partagée, elle peut circuler via des tiers de confiance sécurisés. On peut ainsi avoir une approche plus globale du patient, on est sur la médecine du malade. On ne fait pas que traiter la maladie. On peut se préoccuper de santé, de prévention, de la santé sociale, émotionnelle, psychologique parce qu’avec cet outil qu’est l’Espace santé numérique de La Poste, avec qui nous travaillons, on va interagir avec des sphères qui sortent habituellement du champ de la consultation. On ne découpe plus le patient en rondelles, c’est un sujet qui forme un tout, pas une somme de maladies ou de symptômes traités par une addition de spécialistes. On a une vision globale qui remet le patient au centre grâce à des outils adaptés.
Et sur le plan technologique, l’e-santé, est-ce aussi une révolution ?
A. T. : Le digital, c’est aussi une révolution de l’imagerie médicale qui permet, par exemple, de cibler les tumeurs de façon précise pour mieux épargner certains organes, c’est ce que nous faisons avec une start-up comme Visible Patient dont les données sont stockées par La Poste. C’est la réalité virtuelle qui permet de plonger au coeur des organes. Ce sont des imprimantes 3D qui permettent de fabriquer des médicaments personnalisés à la demande… On peut, avec de nouveaux stylos électroniques, recréer du cartilage en déposant des cellules-souches sur des os fracturés. On fera de plus en plus appel à la robotique dans la chirurgie. Bref, on bascule progressivement vers une médecine plus efficace. Le monde médical est en train d’apprendre à maîtriser de nouveaux outils.
Cela peut-il avoir un vrai impact ?
A. T. : Une information qui circule mal, une radio qui n’arrive pas à temps, un patient qui se déplace sans les résultats de ses examens… C’est aujourd’hui bien souvent le quotidien de la médecine et cela pèse sur la performance du monde médical. Sans parler de révolution, faire simplement en sorte que l’information circule et soit disponible au bon moment, c’est l’assurance d’être beaucoup plus efficace. A plus long terme, la capacité que nous avons à collecter de l’information, à la stocker et à l’analyser, c’est aussi la promesse de pouvoir demain disposer d’une meilleure connaissance statistique qui permettra à la médecine de progresser. Il va falloir définir les conditions dans lesquelles on peut, tout en respectant l’anonymat de chacun, patient comme médecin, mener une évaluation des pratiques du monde médical mais aussi de l’évolution du traitement des maladies. Le numérique nous offre de nouveaux outils de suivi, avec un flux de données disponibles en temps réel grâce à des objets connectés, par exemple. Ces outils nous permettent de mieux anticiper l’évolution d’une maladie, de repérer plus tôt des messages d’alerte et, donc, d’intervenir quand il est encore temps. Au bout du compte, cela sauve des vies.
Le monde que vous évoquez, est-ce pour un futur lointain ou déjà d’actualité ?
N. C. : Nous sommes encore dans une phase de déploiement, mais les choses peuvent aller vite. Il y a 40.000 personnes qui stockent de l’information sur Digiposte + Ma santé. Mais il y a plus de 2,5 millions de personnes qui disposent d’un compte Digiposte et qui vont s’y mettre progressivement. L’application La Poste eSanté pour smartphone va monter en puissance. Surtout que nous avons tous aussi sur nous ou chez nous des objets connectés qui permettent de collecter des données utiles pour la compréhension de notre santé. Certains patients vont s’y mettre d’eux-mêmes, d’autres le feront à la demande du corps médical qui les suit. Nous sommes par exemple en phase de test avec les transplantés pulmonaires pour réduire les temps d’hospitalisation.
A. T. : L’outil d’appropriation des données existe et lorsqu’on l’utilise en pré-hospitalisation, ou post-hospitalisation, c’est le moyen de faire de la télémédecine efficace. On peut collecter des données qu’on appelle les constantes – pouls, tension… – et les transmettre. Notre centre de radiothérapie, l’Institut Hartmann à Paris, ainsi que notre centre de médecine intégrative, l’Institut Rafaël, sont eux aussi en phase de test avec des patients et 70 acteurs paramédicaux qui cohabitent pour des parcours de réhabilitation. On s’occupe du malade et pas seulement de la maladie.
Cette révolution de l’e-santé n’est-elle pas mal perçue par le monde médical ?
A. T. : Nous ne sommes plus à l’ère du sachant tout-puissant. Aujourd’hui, le patient a accès à plus d’informations, plus d’avis. La relation au savoir et, donc, au pouvoir a évolué. De plus en plus, le malade est un patient qui s’entoure d’une équipe de spécialistes. Et puis on le voit avec les start-up, de nouvelles promesses émergent. Nous sommes face à de nouveaux défis, nous allons avoir besoin de nouveaux outils et les start-up peuvent nous aider à digérer cette révolution. On ne doit pas opposer un ancien et un nouveau monde. Nous devons apprendre à progresser tous ensemble.
Ce monde de l’e-santé ne va-t-il pas nous coûter de plus en plus cher ?
A. T. : On peut ne regarder que l’argent que l’on dépense, mais il faut aussi prendre en compte tout l’argent que l’on peut économiser. Dans bien des maladies, détecter plus tôt ou anticiper sur une rechute, c’est l’assurance d’économiser. Il faut basculer dans une approche globale de la médecine, pas juste soigner mais anticiper en misant sur des données collectées, sur une approche mathématique. Dans la médecine aussi nous pouvons nous appuyer sur des algorithmes pour apprendre à surveiller et à agir de façon plus précoce. Nous avons l’opportunité de générer des économies à grande échelle en ayant une approche plus systématique. Il y a des médicaments qui coûtent des centaines de milliers d’euros dont les rendements sont plus faibles. On peut dépenser moins et augmenter significativement les chances de survie. Dans le cancer, par exemple, on peut dire qu’il y a chaque année en France pour 15 milliards d’euros de coûts de traitements directs. Mais il y a aussi 15 milliards de coûts indirects sur lesquels on peut agir de façon majeure… Etre efficace, c’est le meilleur moyen d’être économe.
Mais on est sans cesse à la recherche d’économies…
A. T. : Notre système de santé est magnifique mais notre gaspillage collectif est gigantesque. Par manque d’efficacité, nous multiplions les dépenses inutiles et, si nous ne faisons rien, c’est collectivement que nous en payerons tous le prix. Si nous voulons éviter le rationnement de la médecine, nous devons faire le pari de la rationalisation. Nous devons pouvoir prouver que l’on peut juste être beaucoup plus efficace en ne dépensant pas plus.
N. C. : Cela est vrai dans la santé mais pas seulement. Dans tous les écosystèmes numériques, le digital permet la personnalisation à grande échelle et c’est la personnalisation à grande échelle qui permet d’allouer ses ressources de façon suffisamment fine pour limiter les surcoûts.
Le but de La Poste, c’est quand même de faire de l’argent. Comment allez-vous monétiser cette activité ?
N. C. : Nous ne sommes pas là pour collecter et vendre des données personnelles. Dans la culture de La Poste, il y a le respect de la vie privée. On respecte vos données comme on respecte le secret de vos correspondances. Là où nous pouvons gagner de l’argent, c’est dans le B to B, dans les services que nous pouvons proposer au monde médical. Le but n’est pas de leur faire gagner plus d’argent mais de les aider à en dépenser moins en étant globalement plus efficace. Il y a un business model autour de la prévention.
Un acteur comme La Poste ne se met-il pas en concurrence avec les autorités publiques de santé ?
N. C. : Notre but n’est pas de concurrencer la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) et son dossier médical personnel. Notre but est plutôt de travailler avec la CNAM en construisant des passerelles digitales. Nous pouvons permettre le partage d’informations entre praticiens, nous nous voyons comme un complément. Pas un remplacement.
A. T. : Nous vivons dans un univers plein de paperasse. La promesse du digital, c’est aussi de contribuer à créer un parcours de soins plus simple et plus efficace. Rien ne se fera si les patients n’ont pas confiance. Il faut donc que nous puissions nous appuyer sur des acteurs qui auront une approche éthique.