L’ambition cachée de Merck : la conquête du monde
Info « Les Jours ». Des documents prouvent que le changement de formule du Levothyrox s’inscrit dans une stratégie globale du labo.
Ce n’est pas la simple demande de l’Agence du médicament, l’ANSM, qui a conduit Merck à produire la nouvelle formule du Levothyrox qui a généré une crise sanitaire et un record de signalements d’effets secondaires en France depuis son lancement en mars 2017 (lire l’épisode 1, « Levothyrox, la crise sanitaire qui ne dit pas son nom »). Contrairement à l’argumentaire du laboratoire pour justifier ce changement, qu’on peut notamment retrouver dès le premier point de ce document spécial déminage, concocté par son service com. En réalité, la nouvelle formule s’inscrit au cœur d’une opération commerciale à l’échelle mondiale que Les Jours sont en mesure de révéler, grâce aux documents datant de 2014 et de 2015 planifiant son arrivée sur le marché, auxquels nous avons eu accès. On y découvre que la France est le point de départ d’une stratégie de conquête de nouveaux marchés sur quatre continents. Après son lancement dans l’Hexagone et l’extension de la nouvelle formule à toute l’Europe, le laboratoire prévoit de viser la zone Asie-Pacifique, en particulier la Chine, mais aussi les États-Unis et l’Amérique du Sud, notamment le Brésil – ces deux derniers pays figuraient déjà comme cibles prioritaires dans la feuille de route 2014, retirée du site de Merck après sa publication par Les Jours, mais toujours disponible ici. Enfin, la dernière étape est censée amener le laboratoire à l’imposer en Afrique et au Moyen-Orient.
Avec le Levothyrox nouvelle formule, l’objectif du laboratoire est de « devenir un produit de référence dans le plus de pays possible », indique l’un des documents que nous avons pu consulter. Et pas seulement en France ou en Europe. La stratégie de Merck ? Inonder le marché mondial avec un médicament de meilleure qualité – plus stable dans le temps, comme l’avait demandé l’ANSM en février 2012, dans une lettre signée par le professeur Philippe Lechat (lire l’épisode 13 de la série Les lobbyistes). À l’exception des États-Unis, où cette évolution a déjà eu lieu, la nouvelle formule devient ainsi « le seul et l’unique produit » à respecter ce nouveau standard de qualité. Autre avantage de cette nouvelle formule, selon le laboratoire : contourner la « phobie du lactose ». Cet excipient a été retiré et remplacé par l’acide citrique et le mannitol. Cette « phobie » touche de plus en plus l’Europe, mais plus encore l’Asie, où l’intolérance y est plus importante.
Il faut resituer cette vaste opération de conquête de nouveaux marchés dans un contexte économique plus large. Le Levothyrox est un médicament vieillissant à qui Merck tente de donner « une nouvelle jeunesse », explique une source proche du dossier. Comme pour beaucoup de produits dits « établis », qui sont commercialisés depuis plusieurs décennies en Europe, son prix a été revu à la baisse au fil des années par le jeu de la concurrence, en particulier des génériques. Mais aussi via les négociations successives avec les autorités nationales de santé, qui cherchent à minimiser les coûts. Résultat, sur ces marchés dits « matures », le Levothyrox rapporte beaucoup moins qu’avant. Ses prévisions de rentabilité sont orientées à la baisse, sans perspective de relance car le nombre de patients concernés – près de 3 millions de personnes prenaient quotidiennement du Levothyrox il y a encore un an en France – a atteint un palier haut.
Parfois, les laboratoires choisissent de tout bonnement arrêter la production de ce type de médicaments au rendement de plus en plus faible. À moins d’aller chercher des relais de croissance en les commercialisant sur les marchés émergents. Les prescriptions y sont encore très inférieures à celles pratiquées en Europe et pourraient concerner demain des millions de nouveaux patients… Les « produits établis » y ont une chance de dégager à nouveau un fort chiffre d’affaires. Et les laboratoires ont besoin de cette manne pour financer leurs innovations, en particulier pour développer les médicaments anti-cancer promis dans un avenir proche, enjeu économique crucial mais onéreux.
C’est la solution qui a été choisie par Merck pour son Levothyrox. Grâce à des standards de qualité plus élevés, le laboratoire espère décourager ses concurrents – s’aligner coûte cher… – et imposer son « vieux » médicament un peu partout. Merck ne prévoit d’ailleurs pas seulement de changer les excipients, il programme aussi la fabrication de nouvelles plaquettes d’emballage, sans plastique, 100 % aluminium, afin de renforcer la protection du produit contre la chaleur et l’humidité. Comme indiqué sur la notice des comprimés 100 microgrammes, les plaquettes tout en aluminium sont « à conserver à une température ne dépassant pas 30 °C », contre 25 °C pour les plaquettes incluant du plastique. Ces nouveaux emballages visent donc à améliorer la stabilité du produit mais aussi à faciliter l’exportation dans les pays aux climats moins tempérés qu’en Europe.
Problème, tout à sa stratégie industrielle, le laboratoire semble en avoir un peu oublié les patients. « Il y avait la volonté d’arriver au produit scientifiquement parfait. Mais la problématique clinique a été éludée. Le médicament a été développé sans lien avec le réel. La sécurité du produit n’a pas été vérifiée sur les patients », estime une source ayant travaillé au lancement de la nouvelle formule. En effet, comme nous l’avons déjà écrit (lire l’épisode 12 de la série Les lobbyistes), le laboratoire n’a réalisé qu’une étude de bioéquivalence, qui mesure si l’absorption du produit est similaire entre l’ancienne et la nouvelle formule, sur des cobayes… en bonne santé. Et non sur des malades de la thyroïde.
Cela révèle la faiblesse des départements “affaires médicales” dans les laboratoires. Censés représenter l’intérêt des patients, ils sont souvent inféodés à la logique marketing.
Des études cliniques, mesurant les effets réels sur les patients, auraient pu être menées à différentes étapes. Les labos les pratiquent avant, pendant ou après la commercialisation de leurs nouveaux médicaments. Pour la nouvelle formule, Merck s’en est tenu à l’obligation légale : l’étude de bioéquivalence était l’unique passage obligé, car seuls les excipients changeaient, mais pas la molécule. « Sur un produit sensible, dont on sait que de petites variations peuvent avoir des effets importants sur les patients, Merck aurait dû aller plus loin. Cela révèle aussi la faiblesse des départements “affaires médicales” dans les laboratoires. Censés représenter l’intérêt des patients, ils sont souvent inféodés à la logique marketing », déclare un cadre de l’industrie pharmaceutique qui a requis l’anonymat.
Aucune étude supplémentaire n’a été exigée, non plus, par l’Agence du médicament en dépit d’un nombre de signalements d’effets secondaires record. Sous son impulsion, un projet d’étude clinique est en préparation du côté de la Société française d’endocrinologie (SFE) – dont nous avions révélé qu’elle était notamment financée… par le laboratoire Merck (lire l’épisode 9des Lobbyistes). Alain-Michel Ceretti, administrateur de l’ANSM représentant les malades, croit déceler une « idéologie scientifique » derrière la demande de l’agence en 2012. « Elle a exigé l’application d’une norme technique en ne se préoccupant pas suffisamment des malades », poursuit-il. Du côté du laboratoire, on sait maintenant que ses visées dépassaient les frontières françaises et que ses motivations allaient au-delà de la simple amélioration de la stabilité du produit.