Big pharma : des profits et des pertes d’emplois
on a beau le savoir….
Partout, la sauvegarde de la compétitivité des entreprises du médicament n’est invoquée que comme un sésame qui permet aux multinationales de maquiller des licenciements boursiers en licenciements économiques. Pfizer, Sanofi, Abbott… les plus gros laboratoires dégraissent à la pelle, pour mieux engraisser.
Le 25 septembre dernier, le chiffre était lâché : 900 suppressions de postes d’ici à 2015 chez Sanofi. Deux mois et demi plus tôt, le PDG du géant pharmaceutique français avait annoncé un plan de 2 milliards d’économies sur la période 2012-2015, afin de rester dans le peloton de tête des plus gros faiseurs de profits de la pharmacie. Mais la big pharma française est loin d’être le seul laboratoire à réduire ses effectifs en France. Pfizer, MSD (Merck Sharp & Dohme), Merck KgaA, Abbott… la plupart des filiales des grands groupes étrangers réduisent la voilure. L’industrie pharmaceutique a ainsi annoncé 28 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) en 2011, après une vingtaine en 2010. Et en juin dernier, on en dénombrait déjà une quinzaine d’autres.
Hasard du calendrier ou pas, ce même 25 septembre, paraissait l’étude Coe-Rexecode, commandée par le syndicat professionnel des industriels de la branche (Leem) et pompeusement intitulée « La contribution de l’industrie du médicament à la réindustrialisation du territoire ». La démonstration est peu probante, mais la finalité claire : expliquer pourquoi les laboratoires doivent se réorganiser pour enrayer le déclin industriel amorcé par ce secteur (chute de la balance commerciale en 2011 – toujours positive, cependant –, récession du marché en 2012, sites en surcapacité…) et amener l’État à intervenir. « Tous les clignotants sont au rouge. Il n’y a pas de nouveaux sites de production d’envergure, ce qui hypothèque la possibilité de produire en France, alors que, dans le même temps, nous sommes confrontés à la fin des “blockbusters” (médicaments qui assurent plus d’un milliard de revenus, mais dont les ventes chutent brutalement à l’expiration du brevet – NDLR) et à la concurrence des pays étrangers », développe Christian Lajoux, président du Leem, interrogé par l’Humanité. Dans ce contexte, la fédération patronale prévoit une baisse des effectifs de 2 % en 2012. « Si on ne fait rien, on peut perdre 10 000 postes rapidement », prévient le patron des laboratoires, alors même que « le secteur a perdu 31 012 emplois entre 2008 et 2010 », fulmine Manuel Blanco, secrétaire fédéral des industries chimiques CGT.
Tout pour les actionnaires, rien pour les salariés
Car, avec ses 100 000 salariés, ainsi qu’un chiffre d’affaires de 49,5 milliards d’euros, l’industrie pharmaceutique se porte plutôt bien. « La grande majorité des suppressions d’emplois dans la branche est due à des licenciements boursiers par des groupes qui n’ont qu’une stratégie : tout pour les actionnaires, rien pour les salariés », considère le responsable de la Fnic CGT. Une analyse qui fait bondir le président du Leem : « Comparer les dividendes aux restructurations en cours est une erreur économique. Les dividendes résultent d’un cycle passé, florissant mais révolu », martèle Christian Lajoux, tout en ajoutant cependant : « Si vous voulez avoir des gens qui investissent, il faut que ceux-ci soient assurés d’avoir un retour sur investissement. »
Sanofric, symbole des licenciements boursiers
« Économiquement, il n’y a pas de justification aux suppressions de postes puisque la direction reconnaît que Sanofi fait 8,8 milliards de profits et va verser 4,5 milliards aux actionnaires en 2012 ! » s’insurge Thierry Bodin, coordonnateur CGT chez Sanofi. « D’un côté, des milliers d’emplois supprimés ; de l’autre, des aides publiques dépassant les 100 millions d’euros. Et dans le même temps, la direction maintient son objectif qui prévoit, d’ici à 2015, de distribuer 50 % du bénéfice sous forme de dividendes aux actionnaires », dénonce l’intersyndicale (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, SUD) de Sanofi. Le cabinet d’expertise Syndex écrit ainsi que le laboratoire tend à « sacrifier sa recherche aux versements de dividendes toujours plus importants ». Entre 2005 et 2010, le dividende a augmenté de… 65 %. Et il a continué sur sa lancée en 2011. Bien que les bénéfices du groupe aient légèrement fléchi en 2011, son chiffre d’affaires est passé de 30,3 milliards à 33,39 milliards. Quant aux dividendes, ils ont crû de 3,1 milliards d’euros en 2010 à 3,25 milliards en 2011. « C’est gravissime. On est dans des restructurations quasi permanentes depuis trois ans et l’arrivée de Chris Viehbacher à la tête de Sanofi. Près de 4 000 postes ont été supprimés en trois ans et ça continue alors même que le chiffre d’affaires augmente », réagissait en juillet dernier Philippe Guérin-Pétrement, coordonnateur FO du groupe. Pourtant, 2012 s’annonce sous les mêmes auspices, la direction générale arguant qu’« alors que l’indication de résultats sera en baisse, il n’y aura pas de baisse du dividende ».
Merck Serono engraisse et dégraisse
Préserver les marges et surtout sauvegarder la sacro-sainte compétitivité du groupe : telle est la posture de Merck Serono, qui appartient à Merck KgaA, le leader de l’industrie pharmaceutique en Allemagne. La filiale française a eu beau enregistrer près de 100 millions d’euros de résultat net en 2011, la direction a annoncé en mai dernier un plan social avec 267 postes supprimés, soit 30 % des effectifs. Pour les salariés, la pilule passe mal. « Compte tenu de la santé financière du groupe, le plan social est manifestement voué à préserver exclusivement le niveau très élevé des dividendes distribués », dénonce l’intersyndicale CGT, CGC, FO, CFDT, CFTC, Usapie (syndicat professionnel indépendant), Unsa. Pour Marc Werkling, de l’Unsa, la question est simple : « Peut-on laisser faire des licenciements en France alors que le groupe est en situation exceptionnelle ? » Le syndicaliste est d’autant plus en colère que les conditions de départ sont très en deçà de ceux proposés dans le reste de l’industrie pharmaceutique. « On peut parler de résultats exceptionnels, certes un peu moins bons cette année, mais il faut relativiser », renchérit Pierre Riabtchouk, délégué Usapie et porte-parole de l’intersyndicale. « Le taux de redistribution des dividendes atteint les 59 %, quand la moyenne des entreprises du CAC 40 oscille entre 30 et 37 %. Les actionnaires s’engraissent de plus en plus. Et la direction reconnaît qu’elle veut augmenter le cours de Bourse. Hier, l’action a dépassé la barre des 100 euros, alors qu’elle était de 78 euros en début d’année. »
Merck Sharp & Dohme : quand la chasse aux profits tue
D’ici à 2015, le laboratoire américain aura réduit ses effectifs de 12 à 13 %, principalement dans les pays riches. « Merck Sharp & Dohme (MSD) prend cette décision afin de pouvoir croître de façon profitable », a légitimé le PDG du groupe, Kenneth Frazier. En France, c’est l’usine Schering-Plough d’Éragny-sur-Epte (Oise) qui doit fermer. Pour les salariés, c’est l’incompréhension. « Le chiffre d’affaires, les dividendes, tout est à la hausse. Le groupe, qui est le 3e laboratoire pharmaceutique au monde, est loin d’être en difficulté financière », souligne Joël Boyer, délégué CGT du site. C’est d’ailleurs le motif avancé lorsque les syndicats ont saisi le tribunal pour faire annuler le plan de licenciement (jugement le 16 novembre prochain). Alors que le centre de recherche Schering-Plough de Riom (Puy-de-Dôme) a fermé ses portes, il y a quelques mois, les salariés du site d’Hérouville-Saint-Clair (Calvados) sont eux aussi très inquiets : « On a de moins en moins de production et on ne nous donne plus de nouveaux médicaments à fabriquer. On laisse le site mourir à petit feu alors que le bilan financier du groupe n’a jamais été aussi bon, et ce, malgré les restructurations », s’alarme Jeff Cleret, secrétaire CGT du CE (comité d’entreprise) du site normand, auquel MSD a demandé de faire 25 % d’économies, ce qui s’est traduit par 107 suppressions d’emplois.
Abbott : « l’aristocrate du dividende »
Fin décembre, les laboratoires Fournier, de Daix (Côte-d’Or), propriété de l’américain Abbott, n’existeront plus. « Entreprise familiale créée en 1880, ils ont été rachetés par le groupe Solvay en 2005, puis revendus à Abbott en 2009. En quelques années, on est passés de 1 300 salariés à zéro. Aux dernières nouvelles, 70 salariés ont été repris par la société Inventiva. Une cinquantaine vont bénéficier d’une préretraite, mais 120 n’ont toujours pas de solution identifiée », déplore Jacques Amiot, secrétaire CFDT du CE. Là encore, un rapport de l’expert-comptable du cabinet Syndex a conclu que le plan ne reposait sur « aucun motif économique valable ». Au contraire, il constate une situation économique particulièrement prospère du groupe Abbott, qui a vu, depuis 2006, son chiffre d’affaires croître de 58 %, le résultat net de 68 % et le résultat par action de 65 %. Et sur le maintien de la compétitivité, différents analystes financiers prédisent tous un avenir radieux au groupe américain. En mars dernier, Goldman Sachs aussi prévoyait une croissance vigoureuse et continue, tant du bénéfice net du groupe – qui devrait passer de 3,57 milliards d’euros en 2010 à 8,15 milliards d’euros en 2016 – que de son bénéfice par action – ce dernier devrait progresser de 62 % sur la même période. « Le seul but d’Abbott, c’était de récupérer la rente de notre produit phare, le Lipanthyl, dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros, afin d’apporter des dividendes supplémentaires aux actionnaires. Assurée de cette rente, la direction montre peu d’intérêt pour les salariés. Une fois de plus, les emplois servent de variable d’ajustement pour améliorer la rentabilité du titre Abbott », constate, amer, Jacques Amiot.
Pfizer caracole au hit-parade des profits
Comme tous les grands laboratoires, l’américain Pfizer, numéro un mondial du médicament, annonçait, il y a un an, un plan d’économies drastique avec 750 licenciements potentiels sur 1 700 emplois en France. Un choc, à l’époque, pour Thierry Lannes, délégué central CFDT : « Certes, le groupe a enregistré une baisse de son chiffre d’affaires avec la perte du brevet du Tahor, en avril 2012, mais elle a été compensée cette année, et le sera encore à l’horizon 2015, par de nouvelles molécules et celles du laboratoire Wyeth, racheté par Pfizer. Et les bénéfices autant que les dividendes sont toujours au rendez-vous. Autant dire que le motif économique n’était pas justifié. » Au niveau mondial, Pfizer affiche en effet l’une des plus fortes marges du secteur. « Sans compter que, dans le même temps, Pfizer a lancé un programme de rachats d’actions à hauteur de 10 milliards de dollars. C’est un choix, plutôt que d’investir dans la R&D. C’est bien la preuve que tout va bien pour Pfizer. Et c’est ce qui explique qu’au final, on ne compte qu’une dizaine de licenciements contraints. C’est inespéré au regard des annonces initiales », estime le syndicaliste, même s’il ne se fait guère d’illusions. « On nous a d’ores et déjà annoncé que des plans sociaux, on en aurait tous les ans… »
La sous-traitance, la variable de « flexibilité »
D’après le patron du Leem, la casse industrielle, et donc sociale, aurait pu cependant être plus forte sans le secours des façonniers, qui détiennent 66 sites sur les 224 que compte le secteur en France. « Le fait que des sous-traitants reprennent des sites, cela donne plus de flexibilité », assure Christian Lajoux. « Les effectifs de la sous-traitance sont passés de 3 000 salariés à 12 000 en à peine cinq ans, confirme Manuel Blanco, de la Fnic CGT. Mais être salarié d’un sous-traitant ou d’un gros groupe, c’est différent. Très souvent, les sites ne sont pas viables à long terme, voire à moyen terme. » Jacques Amiot, le délégué CFDT des laboratoires Fournier, abonde en ce sens : « Sur le bassin dijonnais, ce sont 650 emplois directs et indirects qui sont menacés par le désengagement d’Abbott. »
La solution ? Pour la CGT, « il faut sortir l’industrie du médicament d’une simple stratégie économique. Et créer un pôle public du médicament. Mais les politiques sont-ils prêts à interférer sur les politiques des big pharma ? Rien n’est moins sûr. En attendant, on verra combien de dividendes les big pharma verseront pour l’année 2012 »…