Levothyrox : la bonne vieille formule de l’influence des labos
Après l’affaire du Mediator, l’Agence du médicament promettait la transparence. Dans la crise autour du médicament contre l’hypothyroïdie, c’est raté.
La Société française d’endocrinologie (SFE) rassemble tous les pontes médicaux de la spécialité. Comme toutes les organisations similaires, elle organise des formations, un congrès annuel, des séminaires et des réunions scientifiques. Deux fois par an, la SFE publie sa Lettre de la thyroïde. Sur son site web, l’édition numéro 13, datée de septembre 2017, porte tout en haut cette mention : « avec le soutien du laboratoire Merck », accompagnée du logo dudit labo. Le timing pour un tel parrainage n’est pas exactement idoine. Car c’est le laboratoire allemand qui produit et commercialise le Levothyrox, au cœur de la tourmente depuis que sa nouvelle formule est arrivée dans les pharmacies françaises, en mars 2017. Des mois et des mois que les malades de la thyroïde se plaignent, par milliers, de malaises multiples : crampes, maux de têtes, vertiges, nausées, chute de cheveux… À tel point qu’à la fin 2017 l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) dénombrait 23 000 notifications d’effets indésirables sur le portail public destiné à recueillir les signalements des patients. Cette énième crise autour d’un médicament met une nouvelle fois en lumière les liens d’intérêts entre médecins et industrie pharmaceutique et les stratégies mises en œuvre pour asseoir un laboratoire auprès du corps médical et le défendre en cas de gros temps.
Tout le monde ou presque connaît une personne qui ingère, quotidiennement, une dose de Levothyrox. C’est mathématique : on compte, en France, trois millions de malades de la thyroïde, dont plus de 90 % se soignent grâce à ce médicament. Dans la nouvelle formule concoctée par Merck, le principe actif est toujours le même mais le lactose a été remplacé par d’autres excipients : le mannitol et l’acide citrique. Sitôt sa mise en circulation, cette version revisitée a été incriminée par certains malades. « Les premiers signalements remontent au mois d’avril. À partir de l’été, à la suite des premiers échos médiatiques, ils se sont multipliés. Beaucoup de malades n’étaient même pas au courant du changement de formule et n’ont fait le lien avec leurs troubles qu’au fil des témoignages dans la presse et à la télévision », explique Beate Bartès, qui anime un forum destiné aux malades de la thyroïde depuis plus d’une décennie. Une pétition demandant un retour à l’ancienne formule, lancée en juin, a depuis recueilli plus de 300 000 signatures.
Dans cette affaire, il est question d’un industriel en situation de quasi-monopole. Merck et son Levothyrox, depuis son lancement à la fin des années 1980, ont conquis le marché français. Sans provoquer de plaintes massives des malades, qui se sont acclimatés au remède. Mais en 2012, l’ANSM demande à Merck de changer la formule du Levothyrox. Une entreprise délicate car les bons dosages sont souvent difficiles à trouver pour les malades de la thyroïde. Malgré cette transition périlleuse, l’agence ne juge pas nécessaire d’ouvrir le marché à d’autres médicaments pour offrir des solutions alternatives aux patients. À l’époque où cette demande est formulée à Merck, l’ANSM s’appelle encore l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), si décriée au moment de l’affaire du Mediator. Son nom a changé, mais sa mission demeure la même : l’évaluation et la surveillance des médicaments. Mais, après la révélation, à l’époque, de la forte proximité de certains de ses experts avec le laboratoire Servier (qui commercialisait le Mediator), l’agence a promis une plus grande transparence de ses décisions et des liens d’intérêts de ses membres.
Dans le cas du Levothyrox, la promesse n’est pas tenue. L’agence justifie la commande passée à Merck par une étude ayant montré un manque de stabilité de l’ancienne formule dans le temps. Son discours est bien rôdé : « Plus on s’approchait de la date de péremption, moins le Levothyrox était efficace », explique-t-on notamment au service de presse. Il faut croire l’ANSM sur parole. L’étude qui fonde cette décision n’est pas publique. « La procédure judiciaire en cours nous interdit de transmettre ce document à la presse », justifie l’agence – le pôle santé publique du parquet de Marseille s’est saisi du dossier, des perquisitions ont eu lieu au siège français de Merck et à celui de l’ANSM, en octobre, dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « tromperie aggravée, atteintes involontaires à l’intégrité physique et mise en danger de la vie d’autrui ».
Outre le manque de transparence, les pouvoirs publics ont été lents à réagir aux signalements des malades. Ce n’est qu’à partir de la rentrée que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a demandé la réintroduction de l’ancienne formule (sous le nom d’Euthyrox). Merck s’est exécuté, mais au compte-gouttes : seules 400 000 boîtes ont été importées, en deux fois. Le laboratoire a déjà prévenu que l’ancienne formule ne serait plus commercialisée après 2018. L’opacité entretenue autour de l’affaire nourrit les questionnements en tous sens. Merck a lancé la construction d’une nouvelle usine en Chine en 2014. La production a démarré l’année dernière. Le Levothyrox faisait partie des trois produits qui devaient y être fabriqués, selon les annonces du laboratoire dès 2013. « Les Asiatiques sont très intolérants au lactose. Le remplacement par d’autres excipients permet à Merck de partir à la conquête du marché chinois avec son Levothyrox. Sur le papier, la demande de l’ANSM de changer de formule est plus conforme aux intérêts industriels du laboratoire qu’à celui des malades, qui n’avaient rien demandé », selon Alain-Michel Ceretti, président de l’association France Assos Santé et administrateur de l’ANSM. Lors de sa dernière conférence de presse, le PDG de Merck France, Thierry Hulot, a démenti ces rumeurs et assuré : « Le Levothyrox n’est pas produit en Chine. Nous n’avons pas changé de formule pour réaliser des économies. » Selon le laboratoire, la nouvelle formule est entièrement fabriquée en Allemagne, principe actif comme excipients.
La navigation à vue des pouvoirs publics s’est accompagnée d’un scepticisme des endocrinologues hospitaliers à l’égard des plaintes des malades. Ils ont été plusieurs à l’exprimer publiquement, au grand dam des associations. En décembre dernier, une tribune cosignée par cinq d’entre eux estimait que « les symptômes rapportés témoignent essentiellement d’un effet nocebo ». « Le sentiment d’être mis devant le fait accompli, l’amplification médiatique, un certain silence médical contrastant avec l’activisme des associations, tout était réuni pour créer suspicion et angoisse », poursuit le texte, qui appelle aussi à réaliser une « expertise sociologique » de la crise. Bref, les médias et les associations ont dramatisé et amplifié la crise, les patients ressentent des maux qui ne sont pas dus à la nouvelle formule du Levothyrox et Merck n’a rien à voir là-dedans. Fermez le ban !
Un peu ironiquement, après ce plaidoyer contre le ressenti de certains malades, la fin du texte appelle à restaurer la confiance entre patients, médecins, autorités de santé et industriels. Juste en-dessous, un bref résumé des liens d’intérêts des signataires clôt la tribune, dont certains avec… Merck. C’est désormais une coutume pour les pontes de la médecine d’afficher brièvement leurs connexions avec les laboratoires au bas de leurs contributions. Pour avoir un peu plus de détails, il faut se rendre sur la base Transparence Santé, mise en place à partir de 2014. Les médecins doivent y recenser les « cadeaux » accordés par les laboratoires, au-dessus de 10 euros. L’un des signataires de la tribune, le professeur Jean-Louis Wémeau, chef du service endocrinologie au CHRU de Lille, affiche ainsi des frais d’hébergement, de transport et de repas, pour plus de 3 000 euros, payés par Merck Serono, la filiale française du groupe Merck, entre 2013 et 2016. Ce n’est pas le plus lucratif : les rémunérations au titre d’orateur dans des conventions ou des symposiums, les contrats de conseil ou de consultant le sont en général bien plus. Sur ce terrain, pour Jean-Louis Wémeau, il faut se contenter de quelques dates : trois prestations comme orateur sont recensées et quatre activités de conseil pour Merck Serono. Mais seules deux sommes – étonnamment modestes – apparaissent (50 et 55 euros, comme orateur). Toutes ne doivent obligatoirement être rendues publiques que depuis un décret en date du 1er avril 2017… À l’exception du professeur Xavier Bertagna, les trois autres signataires affichent, eux aussi, des intérêts avec Merck Serono… même si deux d’entre d’eux, André Grimaldi et Philippe Bouchard, n’ont pas jugé utile de le préciser au pied de la tribune du Monde.
Derrière le vernis scientifique, un accord tacite entre le leader d’opinion et moi : je vous paie pour faire mine d’explorer les autres potentialités de mon produit. En retour, vous aiderez son succès en le prescrivant à vos malades.
Si les chefs de service endocrinologie des CHU ou de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) sont si courtisés, c’est qu’ils qui donnent le la des prescriptions dans leur domaine. Leurs recommandations sont ensuite largement suivies par les médecins libéraux. Dans son livre témoignage Omerta dans les labos pharmaceutiques (Flammarion, 2014), un ancien salarié du laboratoire Merck USA, le docteur Bernard Dalbergue, raconte de l’intérieur le quotidien de son job de « chargé d’affaires médicales ». Sa mission : « chouchouter les leaders d’opinion ». « Les plus puissants d’entre eux se voient coller l’étiquette de “KOL” » pour « Key Opinion Leader » (leader d’opinion clé). Tout est bon pour les séduire : déjeuners, congrès, invitations à des conférences, études post-commercialisation (très lucratives) sur les nouveaux médicaments du laboratoire… Dont le principe est résumé ainsi par l’ancien salarié de Merck USA : « Derrière le vernis scientifique, un accord tacite entre le leader d’opinion et moi : je vous paie pour faire mine d’explorer les autres potentialités de mon produit. En retour, vous aiderez son succès en le prescrivant à vos malades. »
En amont, pour obtenir une autorisation de mise sur le marché d’un nouveau produit, les laboratoires doivent fournir des essais cliniques, également rémunérés aux hôpitaux qui les pratiquent. Autant d’occasions de nouer des liens. Dans une récente enquête du mensuel Alternatives économiques – réalisée avec les associations Regards citoyens et le Formindep (qui défend une formation indépendante des médecins) –, on apprend que Merck est le troisième laboratoire qui dépense le plus en lobbying auprès des doyens de fac de médecine, après Genzyme (groupe Sanofi) et le britannique AstraZeneca. Et que 77,5 % des praticiens hospitaliers sont en lien avec les laboratoires sur l’ensemble des CHU. Ces médecins deviendront ensuite potentiellement les meilleurs défenseurs d’un produit, surtout lorsqu’il a été prescrit à grande échelle.
Les malades n’avaient pas à être informés autant dans le détail. Quand vous allez prendre de l’essence, vous ne demandez pas ce que contient votre carburant.
Ainsi, les déclarations des endocrinologues de renom niant les effets secondaires du Levothyrox dénoncés par les patients ont fleuri dans la presse. Exemple parmi d’autres : le professeur Philippe Caron (CHU de Toulouse), président du Groupe de recherche sur la thyroïde au sein de la Société française d’endocrinologie, fait part de son étonnement et déclare àLa Croix, le 17 août 2017, qu’il ne recense pas parmi ses patients de personnes se plaignant de la nouvelle formule du Levothyrox. Le 10 octobre, à propos des défauts d’information des patients, il est encore plus lapidaire : « Les malades n’avaient pas à être informés autant dans le détail. Quand vous allez prendre de l’essence, vous ne demandez pas ce que contient votre carburant », tranche-t-il. Une petite recherche permet de constater que, entre 2012 et 2017, lors du congrès annuel de la SFE, le professeur Philippe Caron a systématiquement (à l’exception de 2013) participé au déjeuner-débat sponsorisé par Merck (d’autres laboratoires en organisent), soit comme modérateur soit comme orateur.
Il est aussi membre du Club Thyroïde, un nom déposé par… Merck. Comme le précise son site, le laboratoire l’a créé pour échanger sur « l’actualité concernant la thyroïde » et « favoriser les interactions entre membres du Club ». Son édition 2017, à l’Hôpital américain de Paris, a bien évidemment démarré par la présentation de l’actualité du laboratoire. Encore et toujours une façon d’entretenir une proximité avec les médecins. Pas forcément rassurant pour les malades, qui cherchent des soutiens et, dépités face au manque d’écoute, notamment du corps médical, se tournent massivement vers la justice. À Toulouse ce jeudi, le tribunal de grande instance a débouté vingt-trois patients souffrant d’effets secondaires, qui réclamaient que le laboratoire Merck leur fournisse en urgence l’ancienne formule. D’autres procédures sont d’ores et déjà lancées, au civil comme au pénal, ainsi que devant la justice administrative. Des recours pas nocebos, mais bien réels.