Levothyrox : pourquoi le système d’alerte pose problème

Après le changement de formule du médicament, au printemps dernier, une plateforme en ligne avait été mise en place pour signaler les effets secondaires. Arrivés en grand nombre, ces signalements chargent l’activité des centres de traitements. Et mettent en lumière les lacunes de la pharmacovigilance en France.

La formule du Levothyrox, médicament pour la thyroïde, et le code couleur de ses emballages, ont changé en mars 2017.
La formule du Levothyrox, médicament pour la thyroïde, et le code couleur de ses emballages, ont changé en mars 2017. (ALAIN PITTON / NURPHOTO)

Même Anny Duperey en a fait les frais. Mercredi 6 septembre, l’actrice a publié une tribune alertant sur les malaises et nombreux désagréments que lui provoque la nouvelle version du Levothyrox, médicament destiné aux malades de la thyroïde. Comme elle, de nombreux patients subissent des effets secondaires depuis le changement de formule du médicament, il y a cinq mois.

A la même période, une plateforme en ligne est ouverte par Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, pour permettre aux patients de signaler les effets indésirables de tous les médicaments et actes médicaux. Devant l’afflux de déclarations liées au Levothyrox, un numéro vert dédié à ce médicament est instauré le 23 août. Les signalements sont traités par les centres régionaux de pharmacovigilance, qui sont débordés.

Si le Levothyrox n’est pas le cas le plus emblématique d’un point de vue sanitaire, il met en lumière les lacunes de la pharmacovigilance à la française. Pour le professeur Jean-David Zeitoun, auteur de plusieurs travaux sur le sujet, « le lien n’a pas pu être établi à 100% » entre les cas d’effets secondaires et le nouveau médicament. « On ne comprend pas pourquoi il y a des effets négatifs alors qu’il ne devrait pas y en avoir. » Philippe Bouchard, président de la Société française d’endocrinologie, confirme : « A ce jour, il n’y a aucun problème spécifique évident. Ce médicament est déjà en vente aux Etats-Unis. » Pour l’endocrinologue, « c’est un problème d’information plus qu’autre chose. Les gens ont découvert le changement alors qu’ils étaient déjà en plein traitement. »

L’affaire Levothyrox est symptomatique d’une crise de la communication dans le système de surveillance des médicaments en France. Franceinfo vous explique pourquoi ce dispositif pose problème.

Parce que la transition a été mal appréhendée

Fin mars 2017, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) décide d’ajouter deux excipients au Levothyrox, à des dosages inoffensifs : l’acide citrique anhydre et le mannitol. De nombreux patients seront pourtant touchés par des effets secondaires. « Ce ne sont pas ces nouveaux excipients qui semblent causer ces problèmes », note un docteur d’un centre régional de pharmacovigilance. « Il suffit souvent d’adapter une nouvelle posologie. Or, ça peut prendre du temps à faire effet. »

Les effets secondaires dus au médicament ne seraient donc pas liés à sa structure, mais à une période de transition du dosage mal appréhendée. Et à un défaut d’information. L’Agence explique pourtant avoir transmis une lettre aux praticiens, les invitant à plusieurs actions : revoir les dosages des patients (pour les médecins), les informer de ce changement de formule, ne pas les inciter à se tourner vers un traitement de substitution sous forme de gouttes, sous risque de pénurie.

Parce que le nombre de signalements d’effets secondaires a explosé

Depuis le 15 août, on recense 5 000 déclarations d’effets secondaires indésirables, tous médicaments confondus. « On peut supposer que beaucoup sont liés au Levothyrox », précise l’ANSM à franceinfo. Le 23 août, « 1 200 signalements ont été déposés » en une seule journée. Selon nos informations, l’ANSM dément en tout cas le chiffre de 1 500 cas graves, avancé par Le Figaro le 5 septembre.

Les symptômes décrits se recoupent : perte de cheveux, fatigue, crampes musculaires, troubles du rythme cardiaque, vertiges… Ces cas, signalés par les patients sur la plateforme en ligne, sont ensuite traités par des médecins et internes dans les centres régionaux de pharmacovigilance (CRPV). Ceux-ci, chargés de les transmettre au gendarme du médicament, sont débordés. Dans l’unité basée à Lille (Nord), on a compté 500 dossiers depuis le 15 août.

Parce que les cas ne peuvent pas tous être déclarés

Au CRPV de Bordeaux (Gironde), on relève une « activité double ou triple. On fait avec les moyens du bord, mais tout est traité dans les délais. » Des délais exigeants : les cas légers doivent être déclarés sous 90 jours, les cas graves sous 15 jours.

A Nice (Alpes-Maritimes), on croule aussi sous les appels et les déclarations à retranscrire. « Une charge de travail phénoménale. On termine très très tard ». Cinquante cas à traiter par jour sur les Alpes-Maritimes, le Var et les Alpes-de-Haute-Provence, « sans compter les appels » : « On s’astreint à lire et retranscrire toutes les déclarations, mais on n’a pas le temps de revenir vers le médecin des patients pour compléter les informations. »

Le journal Le Figaro affirme que « plusieurs centres de pharmacovigilance confient (…) qu’ils croulent tellement sous les déclarations que certains d’entre eux ne les enregistrent pas toutes ». Un témoignage confirmé à franceinfo dans un centre de la région parisienne, où l’on regrette qu’il y ait « pas mal de demandes qu’on n’arrive pas à enregistrer. »

Parce que les canaux d’alerte ne sont pas ciblés

Les victimes d’effets secondaires indésirables peuvent faire remonter leur situation par deux canaux.

En mars dernier, la ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine, a annoncé l’ouverture d’une plateforme en ligne, pour un montant de deux millons d’euros. Le problème : ce site sert aussi à signaler les événements sanitaires indésirables concernant tous les médicaments. Les déclarations impliquant le Levothyrox se retrouvent donc noyées au milieu de celles liées aux produits cosmétiques, aux produits de tatouage ou aux compléments alimentaires. Et des litiges liés à des actes médicaux comme des radiographies ou des dons du sang. Ce désordre alourdit le travail de traitement des déclarations. De l’aveu de plusieurs professionnels de santé interrogés, le déploiement de cette solution a créé d’autres problèmes.

Le 23 août dernier, un numéro vert a aussi été mis en place devant l’afflux de déclarations. Entre 9 heures et 19 heures, le 0 800 97 16 53 est pris d’assaut. Deux jours après son ouverture, la ligne a recensé 70 000 appels, note Le Parisien. Plusieurs patients expliquent ne pas avoir pu joindre un conseiller à ce numéro. Ce qui a conduit l’ANSM à renforcer ses équipes, passant d’une quinzaine à 90 employés.

Parce que la plateforme est parfois mal utilisée par les patients

Les défauts de conception de la plateforme engendrent aussi sa mauvaise utilisation par certains patients. « Il y a peu de champs obligatoires dans le formulaire, ce qui peut amener à des déclarations incomplètes », regrette-t-on au CRPV de Bordeaux. « Il faut recontacter les gens, ce qui prend du temps. On attend une prochaine version du portail, avec des questions claires et plus de champs obligatoires. »

Au centre de Nice, on déplore aussi les imprécisions dans les déclarations. « Les gens ne disent pas à partir de quand ils ont commencé à prendre la nouvelle formule du Levothyrox. Or, la chronologie est très importante. » Et on regrette le fait que la plateforme soit utilisée pour montrer son mécontentement et médiatiser le phénomène. « C’est d’une grande facilité pour les patients de se déclarer, donc ils le font. Il y a parfois une volonté de montrer qu’ils sont inquiets, avec des demandes pas réellement motivées. Nous avons eu le cas d’une patiente qui a rempli une déclaration pour elle et une pour sa fille. Les gens se disent ‘plus on enverra de dossiers, plus on aura de chance de revenir à l’ancienne version du médicament’« .

Parce que la pharmacovigilance manque de moyens

Dans les CRPV, quelques médecins, professeurs ou internes, sont détachés pour s’occuper de retranscrire les déclarations et les transmettre à l’ANSM, le gendarme du médicament. Directement concernés, ils relèvent, pour la plupart d’entre eux, un manque de moyens. « On est en sous-effectif en ce moment, avec un congé maternité non remplacé, explique un CRPV. On est encore trois à temps plein, dont un interne qui va reprendre les cours dans un mois, donc c’est extrêmement compliqué. »

Une conséquence de l’organisation décentralisée de la pharmacovigilance. Son but : avoir peu de personnes par centre, mais au contact des praticiens et des patients. L’unité de Lille souligne l’avantage de la proximité du terrain :« Les médecins vous appellent comme un collègue. » Mais elle note aussi la difficulté à faire face en cas de crise : « Très clairement, depuis trois semaines, on ne fait que du secrétariat. C’est plutôt délétère, ça nous prend beaucoup d’énergie qu’on n’utilise pas ailleurs. »

Dans une tribune sur le site “Pourquoi docteur”, Bernard Bégaud, professeur de pharmacologie à l’université de Bordeaux, prend position pour un réseau décentralisé. Mais il soulève le manque de moyens. « Il faut toujours aller de l’avant, et les investissements n’ont pas été accordés dans les années 1990. Je parle d’investissements financiers, mais aussi d’effectifs. La France ne s’est pas donné les moyens d’avancer, d’effectuer des expériences, alors que tout était prêt. »

Parce que le système de surveillance des médicaments pourrait être optimisé

Tout n’est pas qu’une question de moyens, mais aussi de conception. Actuellement, le système de pharmacovigilance français repose sur deux sources : les notifications spontanées, rédigées par des médecins et des patients, et les études de spécialistes. Le problème vient d’un déséquilibre entre les deux, selon Jean-David Zeitoun, gastro-entérologue et auteur de plusieurs travaux sur la pharmacovigilance : « Historiquement, notre système repose beaucoup sur les notifications. Comme elles-mêmes reposent sur un texte libre écrit par un patient, elles ne sont pas directement exploitables. Les signalements sont nombreux, on a beaucoup de bruit mais on cherche le signal. On fait venir des infos, mais est-ce qu’elles ont une valeur ? Ça reste à démontrer. »

La solution selon le médecin ? Le big data. « D’autres systèmes auraient dû être mis en place en complément, comme le système de fouille des bases de données, la fouille textuelle sur les réseaux sociaux… Il faudrait fusionner nos bases de données pour établir des corrélations. Savoir, par exemple, si les gens qui prennent tel medicament sont plus hospitalisés ou non. C’est facile et ça ne coûte pas cher. Seulement, il y a une résistance interne au changement au sein de l’ANSM. »

Alexis MagnavalfranceinfoFrance Télévisions

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