On dirait un risque rayé. Une fois encore, les autorités sanitaires ont tout faux en matière de gestion des médicaments. L’affaire et l’emballement autour de la nouvelle formule du Levothyrox, ce médicament pour la thyroïde pris par plus de trois millions de personnes, en est presque la caricature. Voilà un médicament très sensible : il est classé dans le jargon comme produit à marge thérapeutique étroite, c’est-à-dire que le dosage doit être on ne peut plus précis. Les changements dans sa présentation et sa formulation, en mars, ont provoqué des réactions en chaîne et les plaintes de milliers de patients. L’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM) a géré le problème distraitement, faisant le minimum, ne disant rien, se contentant d’adresser mollement une lettre aux médecins, pour ne réagir vraiment qu’après des articles dans la presse. «Ahurissant et incompréhensible», note, désappointé, un professeur d’endrocrinologie.
«Personne ne nous prend au sérieux»
Cette histoire vaut, en tout cas, d’être décortiquée. Car elle rappelle un principe de base en médecine : les patients n’ont peut-être pas toujours raison, mais en matière de médicaments et d’effets secondaires, il faut savoir les écouter. Exemple, avec les mots de cette femme de 53 ans qui a témoigné cet été sur le forum de l’émission de France 5 Allô Docteurs. «J’ai commencé le nouveau Levothyrox en mai dernier, et depuis je suis fatiguée : problèmes digestifs, ballonnements, bouffées de chaleur. Il me reste une ancienne plaquette, je vais commencer dès demain.»
Une autre : «Depuis dix jours, changement de dosage. Je souffre énormément de la jambe droite jusqu’aux reins, des douleurs lombaire et musculaire atroces, étant sportive et adorant marcher, c’est devenu un supplice ! Au bout de dix minutes de marche, les douleurs empirent. Assise, j’ai mal, debout idem. Mon médecin, s’inquiétant de cette douleur qui commence à l’aine droite et monte dans les reins, m’a fait faire des échographies abdominales et de la vésicule biliaire. Rien dans le foie, pancréas, rate, vessie, utérus, aucuns calculs rénaux. Je désespère ! Mercredi, pas le choix, je pars avec mon fiston faire des achats pour la rentrée scolaire. Impossible de continuer à marcher, j’ai fait demi-tour, j’ai cru que j’allais faire un malaise. Arrivant chez moi en pleurs car je ne peux plus faire des choses banales ou des balades avec mes enfants. Je déprime et je m’isole chez moi et le symptôme de la perte de mes cheveux m’affole. J’ai fait un signalement sur santé.gouv.fr. Et j’ai rempli le formulaire. Ils devaient me téléphoner sur mon portable, rien. Je suis très en colère car personne nous prend au sérieux.» Les patients sont de plus en plus nombreux à se plaindre.
Un générique qui dérange
L’histoire commence il y a quelques années avec l’arrivée d’un générique produit par le laboratoire Servier au Levothyrox, un des médicaments phares de Merck. La molécule est très largement utilisée pour stabiliser ou compenser la fabrication d’hormones de la glande thyroïde. C’est un médicament très efficace mais il doit être bien dosé car les variations peuvent avoir des conséquences en pagaille pour le patient. Or, à cette occasion, les autorités se rendent compte que le générique est parfait, avec un taux de dosage efficace à 95-105 (l’idéal est 100). En revanche, on note que le produit de Merck est un peu surdosé (de 100 à 110).
Bizarrement la France va jouer seule, alors que tous les pays sont concernés. Merck se défend, en disant que son produit n’est pas toujours stable, d’où ce léger surdosage. L’Agence demande à Merck de modifier la composition. Le labo s’exécute avec des changements de ce que l’on appelle les excipients, des ajouts chimiques qui servent à renforcer et stabiliser le produit central. On passe ainsi du lactose au mannitol et à l’ajout d’acide citrique qui vont optimiser la stabilité du médicament dans le temps.
Pourquoi pas ? On reste dans les bonnes pratiques. C’est la suite qui tourne au fiasco. En mars, quand le nouveau Levothyrox est mis sur le marché, le dispositif pour l’encadrer est on ne peut plus léger. Une simple lettre aux médecins et aux pharmaciens, comme ces derniers en reçoivent tant. Aucun dispositif de surveillance n’est mis en place, alors qu’avec les données informatiques de l’Assurance maladie, on pouvait surveiller au plus près. Rien. Arrivent très vite des signalements d’effets secondaires, non pas graves mais handicapants : des maux de tête, des jambes lourdes, des vertiges,etc. Les autorités ne disent rien, ne font rien. Le centre de pharmacovigilance de Toulouse est submergé par les signalements : plus de 50 par jour. On attend encore. Les autorités ne prennent pas la mesure de l’emballement. «A réagir en retard, c’est l’assurance de ne jamais maîtriser les événements», constate un pharmacien.
Prévisible
Une pétition est lancée, aujourd’hui signée par plus de 170 000 mécontents, patients ou proches. Une femme décide de porter plainte : «J’ai déposé plainte car nous n’avons pas été informés d’un changement de formule, rien dans la notice ne l’indique», a ainsi expliqué à l’AFP Anne-Catherine Colin-Chauley, avocate 58 ans, confirmant une information de Nice Matin. «Quand il y a trois millions de personnes qui prennent un médicament, il est naturel qu’apparaissent des réactions. Encore faut-il se donner les moyens de voir si c’est normal ou pas», insiste un professeur de santé publique. Cela n’a pas été le cas. Or tout le monde savait que la précision du dosage du produit était essentielle. On en est donc là : les autorités tentent de casser l’emballement, espérant que les choses vont rentrer gentiment en ordre. Elles suggèrent aux patients de consulter leur médecin, de ne pas, en tout cas, changer de médicament et de faire un test dans trois à six mois. Cette nouvelle formule du Levothyrox conduit pourtant certains patients à se rabattre sur une autre formulation (des gouttes) au risque de priver des enfants de ce traitement indispensable. «Ces gouttes (médicament L-Thyroxine Serb) – qui contiennent la même hormone de substitution que les comprimés de Levothyrox – sont indispensables pour les enfants de moins de 8 ans et pour les personnes qui ont des troubles de la déglutition, souligne l’ANSM. Pour ces patients, qui ne peuvent pas prendre des comprimés, il n’y a pas d’alternative. Or le report vers les gouttes risque de priver des enfants d’un traitement indispensable.»
Voilà. Tout était prévisible. Il y a deux ans, un rapport sur le bon usage du médicament avait été remis à la ministre de la Santé, Marisol Touraine. Il prévoyait précisément des cas de figure de ce genre. Et dans le rapport était suggéré un dispositif simple, que tous les médecins, par exemple, quand ils entrent dans leur cabinet le matin, aient comme une alerte sur leur ordinateur leur demandant d’être vigilant sur tel ou tel point. C’était tout, c’était simple. Mais non, rien. En France, on préfère attendre le prochain rapport.